Georges Didi-Huberman, philosophe de son état, discute au cours d’une entrevue de la mémoire innée et de la mémoire acquise (lien). Il faut malheureusement spéculer sur le mécanisme de la mémoire. C’était l’un des sujets que nous abordions Francis Crick et moi-même lorsque nous dégustions notre déjeuner au bout de la terrasse du Salk presque chaque jour au tout début des années 1980. Pour Crick le mécanisme de stockage de la mémoire dans le cerveau était à l’époque inconnu et aujourd’hui, avec le développement de l’imagerie fonctionnelle du cerveau on sait à peu près où se trouvent les zones cérébrales dans lesquelles résident la mémoire des mots. Il s’agit des lobes pariétaux proches du lobe frontal. L’imagerie par émission de positons ou l’imagerie fonctionnelle sont une chose mais elles n’indiquent qu’une consommation d’énergie. Un processus dont on ignore toujours la nature au niveau moléculaire consomme de l’énergie, ce qui indique uniquement qu’il existe une activité métabolique. Cette consommation d’énergie se mesure à l’aide d’un appareil de résonance magnétique nucléaire, mesure basée sur le fait que la déoxyhémoglobine (hémoglobine qui a cédé son oxygène) a pour propriété de posséder un moment magnétique très puissant par rapport à celui de l’oxyhémoglobine. Dès lors il est possible de détecter le flux sanguin dans une zone quelconque du cerveau à l’aide d’un appareil de résonance magnétique nucléaire sans devoir injecter un quelconque produit étranger. Passons sur les détails techniques pour explorer les possibilités de telles investigations. La variation du flux sanguin dans une partie précise du cerveau révèle donc une activité métabolique et les candidats pouvant être les supports de la mémoire sont nombreux.

Il peut s’agir de la création de nouvelles connexions inter-neuronales. Cette hypothèse est cependant à exclure puisque le cerveau est déjà extrêmement complexe à ce niveau. De plus la plasticité neuronale est limitée. L’illustration ci-dessus montre les zones pariétales du cerveau intervenant dans l’activité d’élocution de mots simples après leur mémorisation. Le sujet mémorise des mots et doit les répéter dans l’ordre au cours du test. S’il s’agit d’images ou de sons d’autres zones du cerveau sont activées. S’agit-il de protéines servant de support de la mémoire ? C’est peu probable car une protéine ne possède qu’une information accessible, sa forme aussi appelée structure tertiaire ou spatiale. Il est difficile d’imaginer un système aussi complexe soit-il capable de reconnaître la structure spatiale d’une protéine. Dans l’organisme on ne connait que les anticorps capables de reconnaître une protéine, encore faut-il qu’elle soit étrangère. Cette hypothèse est donc exclue. Il reste un domaine mystérieux qui peut être un bon candidat, les microARNs dont on découvre presque chaque semaine de nouvelles propriétés comme par exemple des propriété catalytiques inattendues. Ces microARNs peuvent se replier sur eux-mêmes en forme d’épingle à cheveux. Ont-ils une durée de vie suffisamment longue pour satisfaire aux exigences de la mémoire à long terme ? Ce n’est pas certain et ce dernier point sera très difficile à démontrer. Enfin on retombe sur la complexité du cerveau humain avec une multitude de types de neurones. Le cerveau renferme près de 100 milliards de neurones dont les fonctions sont variées et toutes interconnectées par des jonctions synaptiques. La variété de ces neurones est extrême. Il existe pas moins de 30 types de neurones différents. Le fonctionnement des neurones est de type électrique, c’est schématique mais c’est ainsi, et fait intervenir une série de molécules appelées des neurotransmetteurs. Les axones sont de véritables câbles électriques isolés par une gaine de myéline. La comparaison n’est pas exagérée. Chaque neurone peut partager une bonne douzaine de connexions avec d’autres neurones, avec des « partenaires de travail », assurant des relations avec des zones cérébrales éloignées. La complexité du cerveau peut alors s’exprimer à 100 milliards multipliés par 10 ou 20 et c’est chaque être humain qui est équipé par un tel organe juste phénoménal. Ce foisonnement de neurones est donc à l’évidence le siège de la mémoire.
Pour se faire une idée du mécanisme de la mémoire le seul exemple récent est l’ordinateur dont l’usage est devenu courant, depuis l’ordinateur de bureau jusqu’au téléphone portable. Lorsque j’écris ce texte j’envois des impulsions électriques avec le clavier, la mémoire physique de l’ordinateur reconnaît ces signaux électriques et les traduit graphiquement sur l’écran.
Mon analogie s’arrêtera là car je n’y connait rien en informatique. Lorsque je bavardais avec Francis Crick l’ordinateur de bureau était une nouveauté exclusivement réservée au traitement de texte et à des calculs très simple comme des régressions linéaires, c’était il y a plus de 40 ans. Le transistor peut aujourd’hui être comparé à une jonction synaptique et le flux d’informations est, comme dans le cerveau, assuré par des électrons. C’est une explication satisfaisante et j’arrêterai là cette recherche d’hypothèses. Il reste à expliquer la mémoire innée que mentionne Georges Didi-Huberman. Il paraît que le nouveau-né a emmagasiné des sons au cours de sa vie foetale et qu’il reconnaîtrait le son de la voix de sa mère dès la naissance. Peut-être, mais le cerveau d’un nouveau-né n’est pas « terminé », entendons la complexité de ses interconnexions neuronales va aller croissante pendant près de 18 ans puisqu’on considère qu’à cet âge le cerveau est enfin « adulte ». Il existe donc une évolution lente de la structure des interactions entre neurones aboutissant à la puissance de réflexion corrélée à celle de la mémoire. C’est la raison pour laquelle l’apprentissage de la mémoire est essentiel pour le développement du cerveau et par conséquent de ce que l’on appelle peut-être à tort l’intelligence. Durant mon enfance on apprenait des fables de La Fontaine, des vers de Racine ou de Rimbaud par cœur pour les réciter à haute voix devant l’instituteur et les autres élèves. Les téléviseurs et les téléphones portables n’existaient pas et que faisait-on ? On lisait … Aujourd’hui des enfants de 7 ans passent des heures avec un téléphone portable et quelles seront les conséquences ? Les interconnexions de leur cerveau seront à l’âge adulte déficientes et la conséquence est l’émergence d’un génération entière d’« idiots du village » dont la maturité du cerveau sera mal terminée et déficiente, un désastre incommensurable qui précipitera une grande partie de l’humanité dans une sorte d’hébétude terrible.
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