La très grande majorité des antibiotiques dérive de produits naturels. Ils ont ensuite été modifiés par les chimistes pour les rendre plus efficaces ou pour contourner les résistances des bactéries. L’exemple de la pénicilline, le premier antibiotique découvert en 1935 et commercialisé très rapidement, est significatif. La pénicilline de Fleming n’est plus utilisée et ce ne sont que des dérivés comportant toujours le cycle thiazolidine, c’est à peu près tout ce qui reste de la molécule originelle. Aujourd’hui les laboratoires pharmaceutiques sont confrontés aux graves problèmes de résistance aux antibiotiques et il existe toujours une recherche très active pour trouver de nouveaux produits naturels présentant une activité antibiotique et/ou ayant un mécanisme d’action nouveau.
C’est le cas de certains peptides modifiés lors de leur synthèse par les ribosomes. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la biologie moléculaire toutes les cellules vivantes possèdent une machinerie capable de traduire les informations génétiques codées sur l’ARN messager qui lui-même contient la transcription de l’information contenue dans le gène situé dans l’ADN. L’ARN messager c’est comme un ruban perforé de telex qui transmet les informations à une imprimante et celle-ci traduit les trous du ruban en texte lisible.
Les ribosomes, gigantesques complexes de protéines diverses maintenues dans la bonne conformation par des ARNs particuliers, décodent les informations du ruban – l’ARN – pour synthétiser les protéines. Ces protéines sont constituées d’acides aminés qui sont eux-mêmes acheminés vers cette grosse machine avec des « étiquettes » constituées de petits ARNs appelés ARN de transfert. Normalement la protéine finalement synthétisée est constituée d’amino-acides parmi les 20 d’entre eux connus dans le monde vivant. Certaines bactéries présentent la particularité de posséder des activités enzymatiques spéciales capables de modifier la structure de quelques amino-acides au cours de cette synthèse ribosomale. Comme je vais tenter de l’exposer clairement ci-après l’ingéniosité des bactéries est sans limite.
C’est en cherchant dans la profondeur de la forêt tropicale mexicaine qu’une équipe de biologistes des Universités de Berkeley et de Chicago en collaboration avec l’Institut de Technologie Skolkovo de Moscou a découvert une souche de Rhizobium sur des racines de pois qui se défend contre les attaques bactériennes néfastes. L’étude génétique de cette souche de Rhizobium sp.Pop5 a indiqué la présence d’un amas de gènes codant pour un petit peptide mais aussi pour deux protéines présentant une activité enzymatique très particulière intervenant dans la modification immédiatement postérieure à la synthèse par le ribosome du petit peptide en question. Il s’agit d’une activité cyclisant la cystéine sur elle-même et une autre activité cyclisant soit une thréonine soit une sérine.
Lorsque la synthèse de ce peptide modifié est terminée celui-ci se replie en forme de pelote et il présente la capacité d’aller obturer le canal par lequel sortent les chaines poly-peptidiques en cours de synthèse depuis la sous-unité 50S du ribosome. Tout semble précisément calculé pour que cette sorte de bouchon figuré en jaune dans la figure ci-dessus interagisse avec un certain type de ribosomes mais pas ceux du Rhizobium concerné. Un autre peptide modifié du même genre, c’est-à-dire contenant dans sa séquence des cycles oxazole et thiazoles, la klebsazolicine, a été décrit et présente la même activité inhibitrice au niveau du ribosome. Mais ce n’était pas un rhizobium qui en était l’auteur, si on peut dire les choses ainsi, mais une Klebsiella pneumoniae sp. ozonae, une souche de Klebsiella parmi tant d’autres, principale responsable des maladies nosocomiales qui répandent la terreur dans les hôpitaux. En quelques sorte cette bactérie pathogène fait place nette pour finir à elle seule le travail de destruction fatale des poumons puisqu’elle se trouve alors sans concurrence.
Globalement c’est la même stratégie adoptée par le Rhizobium sp. Pop5. Les nodules racinaires d’un plan de pois non inoculé (première illustration) avec cette souche mais disposant pour assimiler l’azote atmosphérique, le rôle majeur de cette bactérie symbiotique des légumineuses, disparaissent, attaqués par d’autres bactéries du sol comme on peut le voir clairement sur la première illustration. Il reste beaucoup de travaux à effectuer avant que de tels peptides puissent déboucher sur des antibiotiques efficaces susceptibles d’être utilisés en médecine humaine mais ce genre de molécule constitue déjà un domaine de recherche très actif. Il semble que cette stratégie adoptée par deux bactéries très différente soit plus fréquente qu’on ne l’imagine malgré sa complexité et la recherche systématique des gènes codant pour les « cyclases » mentionnées dans ces travaux pourra peut-être conduire à la découverte d’un ou plusieurs peptides de ce type, plus simples, qui puissent faire l’objet de synthèses économiquement abordables. Ce n’est pas encore joué.
Structure du peptide, abbréviations : A =alanine, T=threonine, C=cystéine (donnent un cycle thiazole en positions 3, 6 et 12), R=arginine, D=acide aspartique, S= sérine (donnent un cycle oxazole en positions 9, 15, 18, 21 et 24), G=glycine, K=lysine, I=isoleucine