C’est l’histoire d’un homme de 46 ans en bonne santé, sans histoires, qui se blesse le pouce bêtement. On est en Caroline du Nord et 2010 et non pas au XIXe siècle. La plaie s’infecte au point que le médecin traitant de ce monsieur décide de lui administrer un traitement antibiotique adéquat afin de stopper l’évolution vers l’avant-bras de l’infection. L’homme en question doit ingérer trois fois par jour 250 mg de cephalexine pendant trois semaines. Le traitement est un succès total.
Pourtant quelques jours après la fin du traitement cet homme commence à se plaindre d’épisodes de dépression, de brouillard mental, d’agressivité incontrôlable, un comportement jusque-là inconnu pour cet homme paisible et plutôt sobre. Son changement profond de personnalité le conduit à consulter un psychiatre qui le traite tout de suite avec des anti-dépresseurs puissants, genre Prozac. Malheureusement pour cet homme il doit conduire sa voiture pour aller travailler et c’est alors que tout se complique. Il est arrêté un matin par la police pour conduite en état d’ivresse. Il refuse de se soumettre à un alcootest et la police le contraint à une prise de sang à l’hôpital bien qu’il jure n’avoir pas consommé une seule goutte de boisson alcoolisée. La prise de sang révèle une alcoolémie de 2 grammes par litre. Naturellement le doute s’est installé dans l’esprit des policiers. Il est remis en liberté quelques heures plus tard car son alcoolémie est redevenue proche de zéro.
Totalement incrédule, cet homme sobre, relate son aventure à sa vieille tante qui lui suggère d’acheter un analyseur d’haleine pour vérifier si son taux d’alcool exhalé par les poumons reste normal ou est fluctuant pour une raison inconnue. Constatant des variations inexpliquées de cette alcoolémie cet homme décide de se soumettre à des analyses complètes. Le corps médical ne trouve rien d’anormal excepté la présence dans ses selles de Saccharomyces cerevisiae, la levure de bière banale, et de Saccharomyces boulardii bien connue des amateurs de suppléments nutritionnels sous le nom d’ « ultra-levure ». Le corps médical suspecte alors chez cet homme un syndrome d’ « auto-brasserie » aussi appelé syndrome d’auto-fermentation intestinale parfaitement explicable par la présence dans les selles de levures. Pour débarrasser cet homme de ses états d’ébriété involontaires, bien que s’étant astreint à une totale abstinence de toute boisson alcoolisée il fut donc traité avec des doses massives de nystatine, un antibiotique bien connu pour traiter les invasions de Candida, et ceci pendant trois semaines.
La rémission ne fut pourtant que passagère car quelques semaines plus tard il se retrouva en état d’ébriété involontaire et il fit une chute qui provoqua un traumatisme crânien et nécessita son hospitalisation. Entouré de médecins allant de la médecine interne à la neurologie et en passant par la psychiatrie et la gastroentérologie, rien que ça, le mystère s’épaissit car les prises de sang révélèrent à nouveau des alcoolémie erratiques variant de 0,5 à plus de 4 grammes par litre de sang. Le corps médical avait oublié de noter que cet homme, bien qu’en cours de traitement avec des antibiotiques, adorait les pizzas et les boissons sucrées … Des explorations intestinales à l’aide de sondes endoscopiques révélèrent la présence de Candida albicans et parapsilosis. Les traitements antibiotiques avaient donc été inefficaces. La seule issue fut de rétablir la flore intestinale détruite lors du tout premier traitement antibiotique pour l’infection de son pouce. Cet homme prit donc des doses tout aussi massives non plus d’un quelconque antibiotique mais de Lactobacillus acidophilus, une bactérie qui présente la propriété notoire d’éliminer par compétition les levures présentes dans l’intestin.
Dans des condition de stricte anaérobiose comme celles existant dans l’intestin les levures (Candida ou Saccharomyces) sont parfaitement capables de produire de l’alcool, un cul-de-sac métabolique, avec les conséquences décrites dans cette histoire qui dura plus de 8 ans, la victime des antibiotiques essayant de trouver une solution à son problème en Caroline du Nord puis dans l’Ohio et enfin à New-York. L’enseignement de cette saga incroyable est évident : le corps médical prescrit trop d’antibiotiques sans mesurer (ou se soucier) des conséquences – le médecin, pour se couvrir, parlera d’effets secondaires – en particulier sur le « microbiome » intestinal. Tout déséquilibre induit par les antibiotiques au sein de l’harmonieuse coexistence de centaines d’espèces de bactéries intestinales peut avoir des conséquences très graves et aussi, comme dans le cas de cette histoire, imprévisibles et débilitantes.
Source. doi : 10.1136/bmjgast-2019-000325 illustration : Wikipedia, Candida albicans