Article de Dylan Sullivan (Université Macquarie, Sydney) et Jason Hickel (Institut des Sciences et Technologies de l’Environnement, Université de Barcelone) paru sur le site Aljazeera le 2 décembre 2022, lien en fin de billet
Ces dernières années ont vu une résurgence de la nostalgie de l’Empire britannique. Des ouvrages de renom comme « Empire : How Britain Made the Modern World » de Niall Ferguson et « The Last Imperialist » de Bruce Gilley affirment que le colonialisme britannique a apporté prospérité et développement à l’Inde et à d’autres colonies. Il y a deux ans, un sondage YouGov a révélé que 32 pour cent des Britanniques sont activement fiers de l’histoire coloniale de la nation.

Cette image rose du colonialisme entre en conflit dramatique avec la réalité historique. Selon les recherches de l’historien économique Robert C Allen, l’extrême pauvreté en Inde a augmenté sous la domination britannique, passant de 23 % en 1810 à plus de 50 % au milieu du XXe siècle. Les salaires réels ont diminué pendant la période coloniale britannique, atteignant un nadir au 19ème siècle, tandis que les famines sont devenues plus fréquentes et plus mortelles. Loin de bénéficier au peuple indien, le colonialisme britannique en Inde a été une tragédie humaine avec peu de parallèles dans l’histoire.
Les experts s’entendent pour dire que la période de 1880 à 1920 – le sommet de la puissance impériale britannique – a été particulièrement dévastatrice pour l’Inde. Des recensements complets de la population effectués par le régime colonial à partir des années 1880 révèlent que le taux de mortalité a augmenté considérablement au cours de cette période, passant de 37,2 décès pour 1000 habitants dans les années 1880 à 44,2 dans les années 1910. L’espérance de vie est passée de 26,7 à 21,9 ans.
Dans un article publié récemment dans la revue World Development, nous avons utilisé les données du recensement pour estimer le nombre de personnes tuées par les politiques impériales britanniques au cours de ces quatre décennies brutales ( https://doi.org/10.1016/j.worlddev.2022.106026 ). Des données robustes sur les taux de mortalité en Inde n’existent qu’à partir des années 1880. Si nous nous servons de cela comme base de référence pour la mortalité « normale », nous constatons que quelque 50 millions de décès supplémentaires se sont produits sous l’égide du colonialisme britannique pendant la période de 1891 à 1920.
Cinquante millions de décès est un chiffre ahurissant, mais c’est une estimation prudente. Les données sur les salaires réels indiquent qu’en 1880, le niveau de vie dans l’Inde coloniale avait déjà considérablement baissé par rapport à ses niveaux précédents. Allen et d’autres chercheurs soutiennent qu’avant le colonialisme, le niveau de vie des Indiens était peut-être « comparable à celui des régions en développement de l’Europe occidentale ». Nous ne savons pas avec certitude quel était le taux de mortalité pré-coloniale de l’Inde, mais si nous supposons qu’il était semblable à celui de l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles (27,18 décès pour 1 000 personnes), nous constatons que 165 millions de décès supplémentaires se sont produits en Inde au cours de la période de 1881 à 1920.
Bien que le nombre exact de décès soit sensible aux hypothèses que nous faisons au sujet de la mortalité de base, il est clair qu’environ 100 millions de personnes sont mortes prématurément au plus fort du colonialisme britannique. C’est l’une des plus grandes crises de mortalité induite par les politiques de l’histoire humaine. Elle est plus importante que le nombre combiné de décès survenus au cours de toutes les famines en Union soviétique, en Chine maoïste, en Corée du Nord, au Cambodge de Pol Pot et en Éthiopie de Mengistu. Elle est plus importante que le nombre total de victimes civiles, militaires et collatérale de l’ensemble des deux premières guerres mondiales du vingtième siècle (ajout de votre serviteur et traducteur).
Comment la domination britannique a-t-elle causé ces pertes de vie ? Il y avait plusieurs mécanismes. Premièrement, la Grande-Bretagne a détruit le secteur manufacturier de l’Inde. Avant la colonisation, l’Inde était l’un des plus grands producteurs industriels au monde, exportant des textiles de haute qualité aux quatre coins du monde. Les tissus bon marché produits en Angleterre ne pouvaient tout simplement pas rivaliser. Cela a commencé à changer, cependant, lorsque la British East India Company a pris le contrôle du Bengale en 1757.
Selon l’historien Madhusree Mukerjee, le régime colonial a pratiquement éliminé les droits de douane indiens, permettant aux marchandises britanniques d’inonder le marché intérieur, mais a créé un système de taxes et de droits internes exorbitants qui a empêché les Indiens de vendre du tissu dans leur propre pays mais de le réserver exclusivement à l’exportation.
Ce régime commercial inégal a écrasé les fabricants indiens et a effectivement désindustrialisé le pays. Comme le président de l’ « East India and China Association » s’en est vanté devant le Parlement anglais en 1840 : « Cette entreprise a réussi à convertir l’Inde d’un pays manufacturier en un pays exportateur de produits bruts ». Les fabricants anglais ont gagné un avantage énorme, tandis que l’Inde a été réduite à la pauvreté et sa population a été rendue vulnérable à la faim et à la maladie.
Pour aggraver les choses, les colonisateurs britanniques ont établi un système de pillage légal, connu par leurs contemporains sous le nom de « ponction des richesses » (drain of wealth). La Grande-Bretagne a taxé la population indienne et a ensuite utilisé les revenus engendrés par ces taxes pour acheter des produits indiens – indigo, céréales, coton et opium – obtenant ainsi ces produits gratuitement. Ces marchandises étaient ensuite consommées en Grande-Bretagne ou réexportées à l’étranger, les revenus étant empochés par l’État britannique et utilisés pour financer le développement industriel de la Grande-Bretagne et de ses colonies de colons – les États-Unis, le Canada et l’Australie.
Ce système a vidé l’Inde de biens valant des milliers de milliards de dollars en argent d’aujourd’hui. Les Britanniques ont été impitoyables en imposant le « drain of wealth », forçant l’Inde à exporter des aliments même lorsque la sécheresse ou les inondations menaçaient la sécurité alimentaire locale. Les historiens ont établi que des dizaines de millions d’Indiens sont morts de faim au cours de plusieurs famines considérables provoquées par cette politique à la fin du XIXe siècle, car leurs ressources ont été acheminées vers la Grande-Bretagne et ses colonies de colons.
Les administrateurs coloniaux étaient pleinement conscients des conséquences de leurs politiques. Ils ont vu des millions de personnes mourir de faim, mais ils n’ont pas changé de cap. Ils ont continué de priver sciemment les gens des ressources nécessaires à leur survie. La crise de mortalité extraordinaire de la fin de la période victorienne n’était pas un hasard. L’historien Mike Davis soutient que les politiques impériales de la Grande-Bretagne « étaient souvent l’équivalent moral exact de bombes larguées depuis 18 000 pieds d’altitude (6000 mètres) ».
Nos recherches révèlent que les politiques d’exploitation de la Grande-Bretagne ont été associées à environ 100 millions de décès en trop au cours de la période 1881-1920. Il s’agit d’un cas simple de réparation, avec de forts précédents en droit international. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne a signé des accords de réparation pour indemniser les victimes de l’Holocauste et plus récemment a accepté de payer des réparations à la Namibie pour les crimes coloniaux perpétrés là-bas au début des années 1900. Dans le sillage de l’apartheid, l’Afrique du Sud a payé des réparations aux personnes qui avaient été terrorisées par le gouvernement de la minorité blanche.
L’histoire ne peut être changée, et les crimes de l’empire britannique ne peuvent pas être effacés. Mais les réparations peuvent aider à remédier à l’héritage de privation et d’iniquité que le colonialisme a produit. C’est une étape critique vers la justice et la guérison.
Source : https://www.aljazeera.com/opinions/2022/12/2/how-british-colonial-policy-killed-100-million-indians via le site Informationclearinghouse.info traduit par votre serviteur.