La civilisation Lapita encore très largement méconnue vient de connaître un renouveau d’intérêt après la découverte fortuite, lors de travaux de terrassement, d’un cimetière près de la localité de Teouma au sud-est de l’île d’Efate au Vanuatu. Les premières traces de cette civilisation ont été trouvées dans la péninsule de Foué en Nouvelle-Calédonie mais très peu de restes purent être rassemblés en dehors de quelques fragments de poteries grossièrement décorées d’ocre et de coquillages ouvragés tout aussi grossièrement. D’où venaient ces hommes, très probablement de Taïwan ou d’une autre contrée d’Asie du Sud-Est, et ils partirent pour de longs voyages sur les immenses étendues parsemées d’îlots du Pacifique occidental sur des pirogues avec leurs animaux domestiques. On suppose que les Lapita arrivèrent dans l’archipel de Bismark, à l’est et au sud de la Papouasie-Nouvelle-Guinée il y aurait une trentaine de milliers d’années pour ensuite « coloniser » l’ensemble de la Mélanésie jusqu’à Tonga (voir la carte, Wikipedia) mais s’ils poussèrent jusqu’à la Polynésie, rien ne peut l’affirmer puisque jamais aucun reste ne fut retrouvé jusqu’à ce jour.
Des fouilles conséquentes permirent de retrouver de multiples fragments de poteries dans une île des Samoa dans les années cinquante mais tant aux Îles Salomon qu’au Vanuatu la rareté des restes archéologiques ne permettait pas de se faire une idée du peuplement de ces archipels très étendus et comprenant des centaines d’îles dispersées sur des milliers de kilomètres ni comment ces gens vivaient leur quotidien.
La découverte du cimetière de Teouma à une quinzaine de kilomètres à l’est de Port-Vila a permis de se faire une idée précise du mode de vie de ces premiers habitants de l’île qui comme on va le voir mangeaient déjà ce dont se nourrissent toujours aujourd’hui les indigènes de cet archipel.
L’étude parue dans PlosOne est le résultat d’une collaboration entre l’Université de Canberra en Australie, de l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande, de l’Université d’Aix-Marseille et du pôle d’archéologie du CNRS à Nanterre. Pourquoi des Français ont participé à cette étude, tout simplement parce la France reste encore très active au Vanuatu avec une implantation notoire de l’IRD et de nombreuses collaborations dans les domaines agronomique et culturel, c’est normal, la moitié de la population parle un excellent français.
Le site de Teouma se trouve dans une zone composite comprenant de la forêt tropicale humide, des collines recouvertes d’herbes hautes et de fougères et des marécages traversés par une rivière assez imprévisible lors de la saison des pluies (voir la carte, PlosOne, ci-dessus). Le petite baie proche du site où se déverse la rivière dont j’ai oublié le nom s’appelle localement « Shark Bay » et cette dénomination est anecdotique mais peut intéresser mes lecteurs. Du temps des Nouvelles-Hébrides, un gros fermier français installé à Teouma avait coutume d’abattre ses animaux de la plus pure race charolaise, il faut le signaler, au bord de cette baie et jetait les abats, tripes et autres ossements dans la mer. Cette abondance constante de nourriture attira naturellement des requins qui restèrent dans les parages et le nom de « Shark Bay » est resté dans les mémoires.
Mais revenons à ce cimetière dans lequel furent trouvés 68 squelettes. L’analyse isotopique du collagène des ossements a permis de se faire une idée précise de la nourriture de ces occupants anciens puisqu’ils ont été précisément datés à environ 3000 ans avant notre ère. Ils mangeaient des roussettes, ces grosses chauve-souris frugivores dont le corps mesure près de 40 centimètres et qu’on déguste toujours dans certains restaurants de Port-Vila, des tortues qui viennent toujours nidifier le long des plages de sable corallien mais dont l’abattage est interdit, encore que les locaux ne se privent pas pour piller les nids et manger les œufs, et enfin des poulets et des cochons que les Lapita avaient certainement apporté avec eux sur leurs pirogues. Les Lapita devaient aussi probablement se ménager des jardins au milieu de la forêt pour cultiver des bananiers, du taro, du manioc et plus rarement du yam, une forme de production de subsistance toujours active aujourd’hui dans les villages isolés qu’il m’est arrivé de visiter au nord de l’île d’Efate et dans d’autres îles de l’archipel.
Ce cimetière a été remarquablement préservé pour deux raisons. Il se trouve dans une zone de sable corallien qui a été périodiquement recouverte des cendres volcaniques provenant du Kuwae, un volcan certainement imposant et en perpétuelle éruption pendant des milliers d’années jusqu’à son explosion au début de l’année 1453 et dont il ne reste aucune trace visible aujourd’hui au nord de l’île d’Efate sinon quelques petits îlots appelés les Sheperds et un volcan sous-marin actif. L’analyse isotopique fine du collagène osseux des squelettes a permis de reconstituer quelle était l’alimentation des Lapita en prenant en compte le fait que certains isotopes du carbone ou du soufre sont enrichis selon la provenance de la nourriture végétale ou carnée et aussi selon le régime alimentaire des cochons, des chauve-souris ou encore des tortues et enfin des poissons. Les Lapita de Teouma mangeaient donc leurs cochons d’élevage, qu’ils soient parqués ou en semi-liberté, des tortues, des chauve-souris, des poissons de récif et diverses plantes à tubercules ainsi que des noix de coco. Il n’y avait certainement pas d’arbre à pain car cette espèce fut importée au XVIIIe siècle des îles Marquises mais il y avait probablement de la canne à sucre qui n’apporte pratiquement pas de protéine et n’a pas laissé de traces dans le collagène analysé.
L’aspect le plus étonnant de cette étude réside dans le fait que l’alimentation était différente selon la hiérarchie dans le groupe, probablement un village comme on en trouve toujours aujourd’hui au Vanuatu, que ce soit près de la mer ou en pleine forêt. Les hommes et les femmes ne mangeaient tout simplement pas la même chose aussi incroyable que cela puisse paraître pour nous occidentaux modernes. En réalité, encore aujourd’hui les villages « ni-van » sont strictement hiérarchisés. Il y a un chef qui a tout pouvoir, de justice et de police en particulier, un genre de pouvoir régalien. La famille très proche du chef, fils ou cousins, occupe les hauts postes du village et ceux-ci possèdent les plus gros élevages de cochons. Il faut ajouter aussi que l’un des fils du chef deviendra chef à son tour et l’organisation de cette société patriarcale devait probablement déjà exister du temps des Lapita. Les membres haut placés hiérarchiquement avaient une nourriture plus riche en protéines, cochons, tortues et poissons, que les femmes et à un moindre degré les enfants. Les femmes trouvaient leur nourriture dans leurs jardins et ce qu’elles pouvaient glaner ici ou là. Les hommes chassaient et pêchaient et se goinfraient de cochons, excellents d’ailleurs encore aujourd’hui. Un cochon nourri avec des noix de coco est un vrai régal, croyez moi ! Une question qui n’a pas été soulevée dans cet article est de savoir si les Lapita possédaient encore, 2000 ans avant notre ère, le savoir-faire pour la construction de pirogues qui a été progressivement oublié au cours des siècles suivants et qui était essentiel pour capturer des poissons autres que les poissons de récif.
Tout compte fait la vie des femmes dans ces villages ne devait pas être très réjouissante, elles devaient faire des enfants, les élever et manger les restes des agapes du chef et de son proche entourage. Juste pour illustrer l’organisation de cette société patriarcale et l’importance du cochon encore aujourd’hui dans cette société : si vous voulez prendre femme dans un village il vous en coutera sept cochons si elle est encore vierge et seulement six si elle a été déflorée malencontreusement, le cochon est en quelque sorte une monnaie d’échange. La dent de cochon figure également sur le drapeau du Vanuatu (voir l’illustration, Wikipedia) et un bracelet fait d’une dent de cochon est une valeur sûre dans ce pays, à condition de pouvoir y faufiler sa main !
Source : http://www.plosone.org/article/info%3Adoi%2F10.1371%2Fjournal.pone.0090376