Il y a maintenant près de 40 ans que j’avais pour habitude de déjeuner d’un sandwich au bout de la terrasse du Salk Institute avec Francis Crick et nous devisions naturellement de science mais aussi de bien d’autres sujets. Francis était en quelque sorte un électron libre puisqu’il se contentait de penser. Sa préoccupation était le mécanisme de la mémoire, un vaste sujet inexploré à l’époque puisqu’il n’existait pas encore le puissant outil d’investigation de l’activité cérébrale qu’est devenue l’imagerie par résonance magnétique nucléaire fonctionnelle. Francis avait épousé Odile, à moitié française et à moitié britannique, il y avait bien longtemps. Odile était une artiste tout comme Françoise Gilot, l’épouse de Jonas Salk, qu’elle comptait parmi ses amis. Dans ce petit monde de scientifiques mêlant l’art et la science, somme toute deux disciplines qui parfois se rejoignent puisqu’il qu’Odile Crick créa, on dirait maintenant une vision d’artiste, l’image de la molécule d’ADN sur une feuille de papier, la science était elle-même considérée comme un art. Cette image de l’ADN fit la Une du journal Nature en 1953. Chez Jonas, parmi un certain nombre d’oeuvres de Picasso, se trouvaient aussi les oeuvres artistiques de Françoise Gilot et chez Francis il existait un harmonieux mélange de tableaux d’art moderne.
Exécuter une oeuvre d’art fait le plus souvent appel à la mémoire à moins de se limiter à un modèle ou à un bouquet de fleurs. Notre cerveau a en effet emmagasiné des milliers de milliers de clichés qu’une collection de disques durs de 2 téraoctets, ceux que j’utilise pour sauvegarder mes fichiers et dossiers, ne suffirait pas pour tous les mémoriser, car non seulement nous stockons des images mais également des sons, des odeurs comme le parfum d’une rose, et également l’ambiance de ces flashs de mémoire si on peut formuler les choses ainsi.
Francis avouait que la mémoire était un problème qui le surpassait et il se perdait en conjectures que les outils de la science de l’époque étaient incapables d’explorer. Depuis ces années les puissants moyens d’investigation à la disposition des neurobiologistes ont montré que le cerveau était un ensemble complexe d’aires individualisées qui sont toutes interconnectées. On pourrait dire que chaque cerveau humain est une sorte de réseau internet avec ses serveurs, ses zones de stockage qu’on appelle aujourd’hui le « cloud » et ses fibres, optiques pour l’internet, constituées de paquets de neurones spécialisés pour transmettre des informations d’une aire cérébrale à l’autre.
La mémoire se construit grâce à un agencement spatial d’interconnexions de neurones mais ce mécanisme de construction est encore largement inconnu. Ce que l’on connait schématiquement est le siège de la mémoire qui se situe dans le cortex préfrontal. Ce qui est également admis est que le sommeil favorise la consolidation de la mémoire récente. Encore faut-il que ce sommeil réponde à des critères bien précis pour que la mémoire puisse être consolidée. La mémoire explicite (aussi appelée associative) est consolidée par les phases de sommeil au cours desquelles le mouvement des yeux est lent tandis que la mémoire implicite (dite aussi inconsciente) est elle-même consolidée lors des phases de sommeil avec des mouvement oculaires rapides. Il est également reconnu que durant la phase de sommeil dite profonde au cours de laquelle la mémoire explicite est consolidée le rythme des battements cardiaques ralentit et la température du corps diminue. Mais ces modifications physiologiques sont commandées par le système nerveux autonome. Or ce système dit vagal projète des terminaisons jusqu’au cortex préfrontal. La situation étant par elle-même très complexe il s’est agi de tenter de trouver un effet du système vagal (nerfs parasympathiques) qui commande largement le sommeil et ses différentes phases sur le mécanisme de consolidation de la mémoire.
C’est ce qui a été montré par une équipe de neurophysiologies de l’Université de Californie à Riverside dirigée par le Docteur Sara Mednick et c’est un scoop car on ignorait jusqu’à ces travaux que le système nerveux autonome puisse avoir un tel effet sur la consolidation de la mémoire associative. Le système parasympathique commandant entre autres effets les battements du coeur, en suivant ces derniers et en effectuant des tests de mémorisation, l’équipe de Sara Mednick a pu montré que contrairement à ce qu’il était généralement admis le système nerveux autonome jouait un rôle essentiel dans le mécanisme de consolidation de la mémoire explicite. Il s’agit d’une observation mais le mécanisme intime de cette consolidation doit encore être exploré car on ne dispose que de peu d’éléments d’information sur les modifications biochimiques au niveau du cortex en dehors d’une augmentation remarquable de l’acétyle-choline au cours de la phase de sommeil paradoxal, un neuromédiateur considéré comme impliqué dans la plasticité neuronale. Le cerveau livre petit à petit ses secrets et les biologistes ont encore de longues années de travail devant eux. Si Francis Crick était encore de ce monde – il avait plus de soixante ans quand je partageais avec lui ces conversations mémorables et aurait eu 100 ans le 8 juin dernier – il serait tout simplement émerveillé …
Source : PNAS doi : 10.1073/pnas.1518202113 aimablement communiqué par le Docteur Mednick qui est ici chaleureusement remerciée. Illustrations Wikipedia et Françoise Gilot « Le coup de téléphone » (1952).
Note : Françoise Gilot fut la muse et l’amante de Pablo Picasso et la mère de ses enfants Claude et Paloma. Elle épousa Jonas Salk en 1970. Elle a aujourd’hui 95 ans et vit retirée à New-York.