L’hypothèse de la monogamie chez nos ancêtres chasseurs-cueilleurs

Si Pascal Picq a établi des comparaisons entre les comportements des êtres humains et ceux des primates, dont les grands singes, concluant que l’homme est dominateur et que la femme subit cette domination, une équipe de l’Institut d’études avancées de Toulouse en France a émis l’hypothèse de l’émergence de la monogamie dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Il s’agit d’une hypothèse car il ne reste dans le monde que quelques poignées de communautés de chasseurs-cueilleurs permettant de faire remonter l’étude des comportements humains en groupe avant la grande transition de l’invention de l’élevage et de l’agriculture. Chez les chasseurs-cueilleurs « modernes » qui n’ont que très peu ou pas de contacts du tout avec les sociétés modernes le système de parentèle est unique dans le monde des primates. Le mâle, l’homme, reproducteur – il y en a plusieurs dans un groupe – rapporte spécifiquement la nourriture difficile à acquérir préférentiellement à sa partenaire sexuelle malgré le fait que le partage de la nourriture issue de la chasse constitue une composante importante de la cohésion du groupe. Et cette situation est unique chez les mammifères, les chasseurs-cueilleurs occupant une niche écologique unique.

Dans les groupes de chasseurs-cueilleurs étudiés la monogamie représente environ 92 % des paires d’adultes alors que le groupe est constitué d’un ensemble de femmes et d’hommes, d’enfants et de quelques adolescents pubères. Ce pourcentage a été établi à l’issue de l’étude de 339 groupes de chasseurs-cueilleurs répartis dans diverses régions du globe terrestre. Cette organisation est unique chez les primates, elle est totalement absente dans les groupes de grands singes, chimpanzés, bonobos ou gorilles alors que la femelle de l’homme chasseur-cueilleur est en permanence sexuellement réceptive et pratiquement toujours gravide ou allaitante. Cette particularité physiologique de réceptivité sexuelle ne se retrouve que chez les bonobos et ce qui différencie ces deux sociétés de primates, humains et bonobos, est le fait tout à fait novateur que le partenaire sexuel de la femme restée au sein du groupe pour élever sa progéniture offrira préférentiellement le produit de sa chasse à sa partenaire sexuelle, en d’autres termes la mère de ses descendants. À l’inverse des groupes de grands singes dans lesquels la polygynie est la norme, le mâle chasseur-cueilleur a compris que l’apport de nourriture à sa partenaire sexuelle est un gage de fidélité, mais pas seulement. Le mâle s’assure aussi de la paternité effective de sa descendance et du soin constant qu’apporte sa partenaire à sa descendance.

Dans le modèle simplifié mis en place par le Docteur Jonathan Stieglitz de l’Université du Nouveau-Mexique en collaboration avec l’Institut d’Etudes avancées et l’Université de Toulouse Capitole, il y a dans le groupe de chasseurs-cueilleurs deux hommes, deux femmes et leurs descendances respectives. Le modèle sera ensuite ajusté en considérant la présence de mâles célibataires à la recherche d’une partenaire sexuelle. Dans la théorie de ce modèle il est convenu que chaque femelle a un partenaire malgré le fait qu’elle puisse copuler avec un autre mâle si l’occasion se présente. Les mâles chassent ensemble et rapportent leur butin qui est partagé de manière égale entre les couples et les descendants et éventuellement les mâles célibataires qui auront participé à la chasse. Le modèle se situe au niveau du Pléistocène alors que le changement du climat a conduit à une modification des conditions écologiques, la sécheresse ayant fait disparaître en partie les fruits faciles à atteindre mais ayant parallèlement permis l’essor généralisé de la bipédie, une évolution nécessaire pour la chasse et l’accroissement de la mobilité géographique. La synergie entre mâles et femelles s’est donc renforcée, les mâles s’étant spécialisé dans la chasse alors que les femelles restaient dans le campement du groupe pour s’occuper des jeunes et cueillir quelque nourriture riche en hydrates de carbone alors que le fruit de la chasse est riche en protéine et en micro-nutriments et constitue l’essentiel du menu de ces groupes. La maîtrise du feu contribue également au renforcement de cette synergie, le groupe étant de fait sécurisé contre les agressions par les bêtes féroces. La maîtrise du feu est certainement antérieure aux plus anciennes peintures pariétales découvertes dans les grottes profondes et ces peintures représentent invariablement des animaux dont l’importance pour la survie du groupe est essentielle.

C’est alors qu’apparaît le dilemme de la gestion dans le groupe de l’attribution des produits de la chasse entre les mâles « pères de famille » et les mâles célibataires, ces derniers n’éprouvant aucune préférence dans l’attribution des produits de la chasse à laquelle ils ont éventuellement participé pour des enfants qui ne sont pas les leurs. Il apparaît donc une distinction sociale entre les mâles reproducteurs, donc « pères de famille », qui rapportent préférentiellement le produit de leur chasse à leur partenaire sexuelle et mère présumée de leurs enfants, et les mâles considérés comme non reproducteurs qui n’ont aucune raison de mettre en œuvre cette préférence dans l’attribution de la nourriture. Ainsi le mâle reproducteur va renforcer la fidélité de sa femelle qui, il l’espère, lui sera fidèle, une sorte de marché gagnant-gagnant. Voilà en quelques mots résumée l’hypothèse de l’émergence de la monogamie dans les groupes de chasseurs-cueilleurs. Ce schéma évolutif complexe est résumé par la figure suivante :

Dans ce diagramme le terme anglais « Dad strategy invades » signifie la mise en place de la monogamie, pour faire simple. Quelques milliers ou dizaines de milliers d’années plus tard l’apparition de l’agriculture et de l’élevage va bouleverser cette structure sociale. Ces deux innovations vont conduire à la constitution de groupes humains beaucoup plus nombreux. Il faut en effet des bras pour l’agriculture et l’élevage a fait disparaître les aléas de la chasse. La disponibilité en nourriture favorise l’émergence de groupes humains structurés et les synergies et les complémentarités qui existaient chez les chasseurs-cueilleurs vont disparaître. Autres temps autres mœurs, la polygamie va apparaître modérément avec l’agriculture et le statut de la femme régressera progressivement comme l’a si bien exposé Pascal Picq.

Lien : http://www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1917166117

Pourquoi sommes-nous monogames ?

Callitrichinae_genus (1)

Plus de 90 % des oiseaux sont monogames, c’est-à-dire qu’une femelle et un mâle forment un couple stable, et cette situation est d’autant plus répandue que les oisillons nécessitent l’intense travail du père et de la mère pour leur subsistance. Il y a des exceptions comme certains oiseaux nidifuges dont la progéniture est à même de subsister dès l’éclosion sous la surveillance de la mère. Dans ce cas les femelles comme les mâles ont une activité sexuelle diversifiée, on appelle alors ce comportement la polygynandrie. J’ai découvert ce mot en lisant un article paru il y a quelques jours dans les PNAS (voir le lien) et dissertant du pourquoi et du comment de la monogamie et de la polygamie. Mais venons-en aux mammifères dont l’homme fait partie. Chez les mammifères moins de 3 % des espèces sont monogames. Et chez les primates, dont nous faisons également partie, la proportion n’est pas plus élevée. En dehors de quelques lémuriens, de l’homme et d’un groupe de singes d’Amérique Centrale et du Sud, les Callitrichidés, il n’y a pas de primates monogames. Les Callitrichidés (voir la photo trouvé sur Wikipedia) qui comprennent le tamarin, le ouistiti, le marmouset et le singe écureuil vivent en groupe et pourtant les couples sont stables pour une raison évidente : les femelles ont systématiquement des grossesses gémellaires, ce qui a pour conséquence d’obliger le père à s’occuper d’au moins une des deux progénitures, la mère ne pouvant pas les prendre en charge simultanément, cette prise en charge par le père constitue d’ailleurs une exception chez les primates. Les lémuriens vivent également en groupe et les couples sont le plus souvent stables. Pour tenter d’expliquer l’apparition de la monogamie chez les primates (dont l’homme) il n’y a pas beaucoup de possibilités. Soit la tâche consistant à élever les petits est trop lourde pour une mère seule, et c’est le cas des Callitrichidés, ou encore la durée entre la naissance et l’acquisition d’une certaine indépendance pour la subsistance alimentaire est très longue, c’est le cas évident chez l’homme, mais cette hypothèse entre dans le même cadre que celui des Callitrichidés, ce serait le coût de la survie qui nécessite une monogamie, situation qui peut être rapprochée également des mammifères élevant leur progéniture en solitaire comme par exemple l’ours, mais l’ours est pourtant polygame. Enfin, pour en revenir aux primates, la monogamie peut s’expliquer par les risques d’infanticides et la durée de la lactation par rapport à celle de la grossesse. Puisque 25 % des primates sont monogames, le plus fort pourcentage de tous les mammifères, il fallait trouver une explication rationnelle. D’abord l’apparition de la monogamie ne date pas d’aujourd’hui. En analysant l’arbre phylogénétique des primates, celle-ci remonte à environ 16 millions d’années malgré le fait que certaines espèces auraient opté pour la monogamie et seraient retombées, si l’on peut dire, à une polygynandrie originelle. La polygynandrie peut se définir brièvement comme suit : les femelles appartiennent à tous les mâles et réciproquement. L’infanticide est beaucoup plus répandu qu’on ne le croit, par exemple chez les gorilles, plus du tiers des nouveaux-nés est tué par un mâle afin de trouver une femelle réceptive et chez les colobes (Cercopythèques) cette proportion atteint plus de 60 %. Comme les gorilles et les colobes ne sont pas monogames, l’explication simple serait que la monogamie permet de réduire l’incidence des infanticides, le père protégeant sa progéniture. Il y a enfin un bénéfice inattendu pour le mâle monogame car, par les soins qu’il apporte à sa progéniture, la durée de la lactation diminue sensiblement, rendant la femelle réceptive plus précocement. Il faut rappeler ici que parmi les primates, seule la femme et la femelle bonobo sont réceptives indépendamment de l’oestrus, c’est-à-dire du fait d’être fécondes ou non. D’ailleurs chez les chimpanzés et les bonobos, les mâles protègent les petits qu’ils soient leur enfant ou non car ils vivent en groupes hiérarchisés bien que la polygynandrie y soit de mise. En définitive la raison la plus plausible de l’apparition de la monogamie est de réduire l’incidence des infanticides d’autant plus fréquents que le sevrage est tardif en raison de la complexité du cerveau nécessitant un allaitement tout aussi tardif. Pour rappel, les humains sont monogames à l’exception des Mormons et des Musulmans, il s’agit donc d’exceptions religieuses et non pas comportementales. Quant aux infanticides, le fait des mâles chez les primates, il n’existe chez les humains qu’en de très rares occasions, du fait de la mère de l’enfant, souvent en souffrance psychique, ou de religieux pour des exécutions rituelles, une pratique heureusement d’un autre âge.  

Source : http://www.pnas.org/content/early/2013/07/24/1307903110