Je ne voudrais pas ennuyer mes lecteurs avec un exposé tellement spécialisé que moi-même je dois faire un effort pour comprendre de quoi il s’agit mais il se passe en ce moment une bataille féroce et complexe entre deux laboratoires américains à propos d’un brevet dont les potentialités d’application sont tellement vastes, des milliards voire des dizaines de milliards de dollars en jeu, qu’il est intéressant d’en faire un compte-rendu aussi compréhensible que possible. Il s’agit de savoir qui est propriétaire du brevet d’application du CRISPR dans le domaine des thérapies géniques et des manipulations de l’ADN. Je sens que certains de mes lecteurs vont décrocher, thérapies géniques, CRISPR, c’est déjà ésotérique … Il s’agit pourtant de l’une des plus grandes avancées, peut-être la plus grande, de ces dernières années dans le domaine de la biologie moléculaire avec des applications tellement vastes que même les auteurs des brevets ne peuvent toutes les embrasser clairement à ce jour dans les « revendications » formulées à l’appui de la demande de ces brevets.
CRISPR, acronyme de « Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats », je ne le répéterai pas, est un système mis au point par les bactéries pour se défendre contre les attaques virales, en quelque sorte un système immunitaire au niveau moléculaire consistant à détruire l’ADN d’un virus attaquant ces bactéries. En bref il s’agit d’un complexe de protéines comprenant un système de reconnaissance spécifique de l’ADN à attaquer lui-même constitué d’ADN et d’une machinerie d’enzymes qui vont couper cet ADN viral étranger pour le rendre inactif. La bactérie se défend comme elle peut mais ce truc est fantastiquement sophistiqué et efficace. Depuis sa découverte à la fin des années 80 par une équipe de biologistes de l’Université d’Osaka dirigée par le Professeur Yoshizumi Ishino qui ne comprit pas ce à quoi il avait à faire, ce système de reconnaissance au niveau de l’ADN de séquences très précises a fait l’objet d’une intense recherche qui s’est focalisée pour utiliser le CRISPR comme outil moléculaire pour éteindre ou éditer des gènes de manière ultra-spécifique et cette approche fut rendue possible en grande partie avec l’apparition de machines permettant d’une part de séquencer l’ADN rapidement et également de machines synthétisant des brins d’ADN répondant à une utilisation ciblée. Ce système, d’origine bactérienne et ubiquitaire, c’est-à-dire qu’il est universellement présent dans les bactéries, constitue un outil d’une versatilité quasiment sans limites. Les curieux peuvent se plonger dans le long article de Wikipedia relatif au CRISPR : http://en.wikipedia.org/wiki/CRISPR . Subodorant à juste titre que les applications potentielles de cet outil étaient immenses le laboratoire de génomique de l’Université de Berkeley dirigé par le Docteur Jennifer Doudna déposa un brevet en mai 2012 relatif aux applications du CRISPR dans une multitude de domaines. Pendant le même temps une autre équipe travaillant sur le même sujet au Broad Institute de génomique du MIT sur le campus de l’Université d’Harvard et dirigée par le Docteur Feng Zhang a déposé quasiment le même brevet concernant les applications du CRISPR sur les cellules eucaryotes, c’est-à-dire possédant un noyau, plantes, animaux et êtres humains, pressentant comme Doudna les immenses potentialités de cet outil.
Le MIT a immédiatement affuté ses couteaux comme Doudna de son côté et il appartient maintenant à la justice de décider qui a ce qu’on appelle l’antériorité de la découverte du CRISPR mais aussi de ses applications. L’affaire est en effet complexe car ces applications potentielles et déjà démontrées dans une multitude de situations semblent « évidentes » pour les uns mais « leur » propriété pour les autres, tout dépend de quel côté on se place … L’affaire est bien décrite côté MIT en suivant ce lien :
http://www.technologyreview.com/featuredstory/532796/who-owns-the-biggest-biotech-discovery-of-the-century/ mais les Régents de l’Université de Californie, propriétaires du brevet de Doudna ne l’entendent pas du tout de cette oreille bienveillante ni le Helmholtz Center for Infection Research à Braunschweig en Allemagne, copropriétaire du brevet déposé par le laboratoire de Doudna en la personne d’une certaine Emmanuelle Charpentier, biologiste française exilée et de renommée mondiale, co-auteur de ce brevet (voir le lien). On va donc droit vers un duel à rebondissements d’autant plus que Zhang n’a pas apprécié la réception fastueuse organisée par le gratin de la Silicon Valley, Zuckerberg était présent, pour remettre à ces deux biologistes talentueuses le Breakthrough Prize, ça se passait le 9 novembre 2014, trois millions de dollars à chacune …
Qui a l’antériorité du brevet, là est toute la question. C’est seulement en 2012 que Doudna et Charpentier ont démontré toute la potentialité du CRISPR en synthétisant une molécule faisant partie d’un CRISPR modifié qui pouvait pénétrer dans une bactérie et couper l’ADN à un endroit choisi par avance. En janvier 2013 elles franchirent une nouvelle étape en réussissant à couper un gène dans des cellules humaines et à le remplacer par un autre gène toujours avec ce même outil, ce qu’on appelle une « édition » de gène. L’équipe d’Harvard publia des travaux presque identiques au même moment. La compétition s’accéléra alors et en quelques mois des centaines d’expérimentations furent couronnées de succès prouvant que cette technique peut révolutionner l’agriculture et la médecine. Un gène a pu être ainsi introduit chez une souris souffrant d’une maladie génétique et se retrouver guérie à la suite de cette insertion ciblée au bon endroit sans perturber le reste du chromosome ! Des gènes variés ont été « édités » avec des plantes. On peut même rêver de pouvoir, dans un proche futur, créer des super-embryons (humains) présentant des caractéristiques génétiques améliorées. L’industrie pharmaceutique pourtant souvent réticente à considérer immédiatement les avancées de la recherche fondamentale s’intéresse de très près au CRISPR comme par exemple Novartis qui envisage très sérieusement d’éditer par cette technique des gènes d’immunoglobulines pour attaquer certains cancers …
Mais revenons à la polémique sur les brevets. En réalité personne n’a inventé le CRISPR que les bactéries ont mis au point depuis des centaines de millions d’années. Nous nous sommes seulement contenté de comprendre comment ce truc fonctionnait, Ishino est passé à côté de cette compréhension car il était trop surpris par la séquence de ce gène atypique. Une fois qu’il eut identifié le gène qu’il appela « iap », Ishino regarda autour de ce gène pour savoir s’il n’y aurait pas un site (une séquence de bases de l’ADN) pouvant être éventuellement reconnu par une protéine entrainant alors l’expression de ce gène ou au contraire la répression de son expression. En fait il ne trouva pas ce qu’il cherchait mais au contraire un enchainement bizarre répété cinq fois de petits bouts de séquence d’ADN de 29 bases les uns à la suite des autres mais séparés les uns des autres par des espaceurs de 32 bases. Ishino et son équipe ne purent trouver d’explication à ce résultat pour le moins surprenant. Avec l’avènement des machines à séquencer quelques années plus tard on découvrit que ces séquences répétitives se retrouvaient pratiquement dans toutes les bactéries et le nom de CRISPR fut adopté en 2002 par Ruud Jansen de l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas. Jansen observa que ces séquences étaient toujours accompagnées autour d’elles des même gènes codant pour des DNAses, des enzymes coupant l’ADN comme une paire de ciseaux coupe un fil. Les machines à séquencer facilitèrent alors la compréhension de cet enchainement répétitif « palindromique » de petites séquences d’ADN : elles avaient une origine virale et servaient donc à se lier à l’ADN d’un virus pénétrant dans la bactérie pour que le produit des gènes associés, ces DNAses, détruisent l’ADN viral.
Doudna comprit très vite l’intérêt que représentait ce système pour construire un outil permettant de couper spécifiquement n’importe quel ADN à un endroit précis choisi à l’avance alors que les biologistes ne disposaient alors que d’enzymes pour la plupart d’origine bactérienne coupant l’ADN, certes au niveau de séquences de bases connues, mais de manière non spécifique, pas du tout exactement là on on le souhaitait comme par exemple à un endroit précis d’un chromosome. En modifiant le CRISPR à l’aide d’une séquence d’ARN pouvant s’hybrider avec une région bien précise de l’ADN Doudna réussit à lui associer deux DNAses qui permirent de carrément éliminer un gène d’un chromosome ! À l’inverse en construisant une autre panoplie enzymatique autour du CRISPR il est possible d’introduire un gène à la bonne place dans un chromosome, une immense avancée dans l’ingénierie génétique. Autant dire que les applications sont tellement variées que la bataille pour le brevet entre l’Université de Californie et l’Université d’Harvard promettent un feuilleton à rebondissements … À suivre
Sources : Doudna RNALab ( http://rna.berkeley.edu )