En 1957 dans ma campagne natale l’année fut marquée par l’arrivée du premier tracteur de facture américaine. Il était muni d’une grosse poulie latérale qui permit de remplacer la machine à vapeur servant à actionner la grosse batteuse qui allait de ferme en ferme pour traiter le blé. Les « évènements » d’Algérie constituaient le gros morceau des actualités à la radio puis ce fut le 4 octobre où nous écoutions tous l’étrange bip-bip venu de l’espace et bien que mes connaissances de l’espace étaient limitées à l’observation du ciel la nuit la comète de Arend-Roland que je pus observer au printemps de cette année-là me paraissait être liée à ces signaux provenant de l’espace. Personne ne savait que nous allions vivre un hiver difficile non pas en raison du froid, ce n’était plus qu’un mauvais souvenir de l’année précédente, mais avec l’arrivée d’une mauvaise grippe. Naturellement, où que l’on vive, à la ville ou à la campagne, nous n’étions pas préparés. Il n’existait que très peu d’antibiotiques à cette époque, de la pénicilline, quelques sulfamides et un tout nouveau produit, la streptomycine, qui n’était pas encore disponible. Une grippe se soignait donc avec les remèdes traditionnels que nos aïeuls avaient utilisé pendant des générations : des inhalations, des cataplasmes avec des graines de moutarde sur le torse, des soupes d’oignons et si la fièvre ne diminuait pas alors mes parents se résignaient à téléphoner au vieux docteur de famille qui de toutes les façons était impuissant devant un mal qu’il ne savait pas soigner. Il ne disposait que d’aspirine pour combattre la fièvre. Cette hiver-là un jeune poulain d’une des fermes du hameau mourut du tétanos et cet événement fit passer la grippe au second plan. L’animal fut enterré dans un grand trou et la carcasse fut transportée par les paysans avec des précautions particulières comme par exemple des grands gants de cuir aux mains et des tabliers de cuir ressemblant à ceux du forgeron maréchal-ferrant du village. Puis ils recouvrirent le corps du poulain avec de la chaux vive et rebouchèrent le trou. Enfin une petite clôture isola le petit tertre du reste du pré.
La grippe ne fit pas trop de ravages dans ce coin de campagne paisible, en dehors de quelques vieux dont on disait qu’ils étaient déjà tellement malades « qu’ils ne passeraient pas l’hiver », mais j’appris de nombreuses années plus tard, je veux dire récemment, en me plongeant dans un article paru en 2015 dans The Journal of Infectious Diseases que cette grippe provoqua la mort de 39800 personnes en France. Ce nombre répertorie tous les décès liés à des problèmes respiratoires au cours de la période 1957-1959 pour une population de 44,3 millions d’habitants. En Italie cette même grippe provoqua la mort de 27700 personnes pour une population de 49,2 millions d’habitants, en Espagne ce fut une hécatombe avec 94000 morts pour une population de 29,5 millions d’habitants, et enfin en Suède 8000 morts pour une population de 7,4 millions d’habitants. Il faut ajouter à cette série les USA avec 61500 pour une population de 170 millions de personnes et le Japon avec 89000 morts pour une population de 91 millions d’habitants.
Naturellement cette grippe à virus Influenza A ultérieurement identifié de type H2N2 ne fut pas traitée de la même manière que la récente grippe à SARS-Covid-19. Il n’y eut ni confinement de la population, ni port de masques ni tests de détection par PCR (cette technique n’existait pas et on ne connaissait rien ni des ARNs ni de l’ADN), bref, l’épidémie suivit son cours normal et il y eu deux vagues successives d’ampleurs variables selon les pays. Comme j’aime bien les règles de trois, ça a le mérite de clarifier les idées, je me suis donc amusé à calculer quelle serait aujourd’hui la mortalité d’une telle grippe avec les populations actuelles et les moyens sanitaires et hospitaliers de l’époque sans confinement, sans tests, sans pistage des cas positifs et avec peu d’antibiotiques pour traiter les infections pulmonaires bactériennes. Le résultat est le suivant :
France : 60200, Italie : 39900, Espagne : 151000, Suède : 11135, USA : 119400 et Japon : 123300. Comparons ce chiffrage virtuel avec les dernières données de la Johns Hopkins University. France : 30177, Italie : 35058, Espagne : 28422, Suède : 5639, USA : 143800, Japon : 985. Comment expliquer ces différences ? Il y a d’abord deux pays à écarter de ces comparaisons, d’une part l’Espagne alors sous la coupe de la dictature franquiste était un pays pauvre, avec peu d’infrastructures hospitalières, une industrie balbutiante et un degré de développement qui classerait aujourd’hui ce pays parmi ceux du « tiers-monde ». Le Japon sortait d’une guerre longue et meurtrière et son industrie et son commerce commençaient à peine à voir le bout du tunnel de la reconstruction. Le conflit coréen allait quelques années plus tard stimuler l’industrie japonaise mais le pays était encore en ruine. Pour les autres pays listés ici on ne peut que constater que la grippe coronavirale dont nous sortons à peine a été beaucoup moins meurtrière que la grippe asiatique, toutes choses égales par ailleurs comme ce fut l’hypothèse dans ce calcul. Pour les USA l’état de santé global de la population s’est dégradée au cours des 40 dernières années avec une épidémie alarmante de surpoids combinée au diabète. La dégradation de cet état sanitaire est bien montrée par une autre statistique qui montre une augmentation de la mortalité infantile et une diminution de l’espérance de vie. Ces données statistiques ont conduit Emmanuel Todd a écrire un livre intitulé « Après l’Empire » en 2001 prédisant la chute des USA. Enfin le Japon fait figure d’ovni avec une population de 126 millions d’habitants et 28 % de la population ayant plus de 65 ans. Le tissu hospitalier ainsi que la médecine de ville y sont très denses et la très grande majorité des Japonais ont accès à une protection de santé d’excellente qualité financée par les entreprises pour leurs employés. Les habitudes sociales ont fait le reste pour que le Japon ne comptabilise que 985 morts : port du masque dès que l’on présente des symptômes de rhume ou de grippe (les enfants apprennent cela à l’école), on ne se sert jamais le main, on se salue, et on ne s’embrasse jamais sur les joues …
Source des données statistiques : Journal of Infectious Diseases, 2016, vol. 213, pp. 738-745