Quelques mémoires de ma carrière de chercheur en biologie (4-bis). Le cas d’un fongicide.

Pour suivre et comprendre cette chronique je suggère à mes fidèles lecteurs de relire les précédents billets relatifs à ce sujet (liens en fin de billet). Je reprends donc le cours de ce récit. Devant ma perplexité vraiment pesante un de mes collègues chimistes, il est vrai que mon hypothèse avait fait le tour du centre de recherche, me signala qu’il restait un petit stock d’Iprodione radioactif marqué avec du carbone-14 et qu’il me serait alors possible de suivre l’évolution du produit avec des cultures in vivo du champignon. Cet éminent chimiste, éminent dans la mesure où il était en charge de synthétiser une molécule à la demande marquée avec du carbone-14 en partant de carbonate de sodium (C14) provenant du CEA, un véritable tour de passe-passe pour un chimiste organicien. Je retournais dans le laboratoire avec une petite fiole contenant une quantité confortable de radioactivité, de l’ordre d’une milliCurie (oui, je suis de la vieille école), et suivant les conseils de ce chimiste j’entrepris de repurifier le composé en question car tout produit radioactif organique subit au cours du temps une dégradation (radiolyse) consécutive aux rayonnements émis par l’isotope même si dans le cas du carbone-14 ces derniers ne sont pas très énergétiques, beaucoup moins en tous les cas que ceux émis par le potassium-40 de nos ossements. Parallèlement je démarrais des cultures d’une souche de champignon résistant au fongicide établie en Israël dans des grands flacons de 5 litres. Personne ne s’inquiéta de la quantité massive de C-14 que je manipulais sans précaution particulière car beaucoup de mes collègues utilisaient des radioisotopes bien plus dangereux comme du phosphore-32 ou encore du fer-59. Conformément à mon hypothèse je devais ne m’intéresser qu’au sort du fongicide advenu à l’intérieur des cellules du champignon, ce qui veut dire que tous les « jus » de culture furent allègrement évacués dans l’évier.

J’entamais alors la lourde tâche de purifier tous les produits radioactifs mineurs apparus au cours de la croissance du champignon résistant car cette résistance, toujours selon mon hypothèse ne pouvait qu’être le résultat d’une modification de l’enzyme cible le rendant insensible au produit provenant de l’Iprodione mais qui n’était pas de l’Iprodione natif. Je m’étais emprisonné dans ma démarche mais il allait s’avérer qu’elle était justifiée. L’extrait provenant des cellules de champignon et non pas du milieu de culture inhibaient effectivement « ma » phosphoglucomutase et je fis une calibration approximative entre un poids sec global et la radioactivité spécifique qui lui était associée (connaissant cette dernière au début de l’expérimentation) pour suivre les taux d’inhibition qui seraient mesurés au cours du processus complexe de purification subséquent qui m’occupa plusieurs semaines.

Enfin, un jour j’avais le produit final dans un petit tube dont l’homogénéité était pour moi satisfaisante selon les critères d’un biochimiste qui sont différents de ceux d’un chimiste et, assez fier de moi, je le soumettais à l’analyse dans le service de spectrographie de masse du Centre de Recherches. La réponse me fut communiquée le lendemain, il s’agissait d’un produit de dégradation de l’Iprodione bien connu qui avait été testé comme fongicide mais n’avait jamais révélé une quelconque activité in vivo. Il me fallut une petite semaine pour étudier toutes les propriétés inhibitrices de ce produit sur « mon » enzyme. Les paramètres d’inhibitions étaient incroyables pour un enzymologiste que je fus durant toute ma carrière. Il ne fallait que quelques fractions de picomoles (10-12 ou un millième de milliardième) par millilitre pour inhiber totalement l’activité de l’enzyme.

Fort de l’ensemble de mes travaux qui avaient duré plus de deux années, je soumettais à mon directeur de recherches le projet de rédiger une publication explosive car ce produit pouvait être un diabétogène potentiel puissant pour les animaux bien que la littérature scientifique n’en ait jamais fait état. Il fallait aussi que la société au sein de laquelle je travaillais accepte que je publie mes travaux. Je me trouvais dès lors confronté non plus à une problématique scientifique pure et dure mais à de réels problèmes humains.

Suite dans l’épilogue qui sera l’objet d’un prochain billet.

https://jacqueshenry.wordpress.com/2018/11/03/quelques-memoires-de-ma-carriere-de-chercheur-en-biologie-3/

https://jacqueshenry.wordpress.com/2018/12/08/quelques-memoires-de-ma-carriere-de-chercheur-en-biologie-4/

Quelques mémoires de ma carrière de chercheur en biologie (4)

Le cas d’un fongicide (deuxième partie de cette rubrique, relire le billet du 3 novembre 2018)

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Durant plus d’un mois je passais donc mes journées à lire cette énorme bibliographie relative à l’Iprodione et il me restait enfin une dizaine d’articles, tous émanant de laboratoires universitaires sans aucun lien avec la société propriétaire de la molécule et n’ayant bénéficié d’aucun aide financiaire de cette dite société au sein de laquelle je poursuivais mes travaux, il faut le préciser. j’avais noté les observations relatant l’éclatement des cellules du champignon au cours de sa croissance mais le fongicide n’avait pas d’effet sur les spores. Le mécanisme d’action de la molécule se mettait donc en jeu quand il y avait une activité métabolique puisque les spores sont des cellules dormantes. Les membranes cellulaires des champignons phytopathogènes sont, comme pour la plupart de celles des êtres vivants, constituées de polymères de sucres, essentiellement du glucose, entrelacés d’acides gras et de stérols, ces polymères de sucres, des polysaccharides, servant d’architecture pour le maintien de l’intégrité de cet ensemble complexe. Au cours de la croissance du champignon ces membranes éclataient. La molécule fongicide devait donc interférer avec la synthèse de l’un ou l’autre des composants membranaires et très probablement les polysaccharides puisque aucun article n’avait fait mention d’une perturbation ni des acides gras, en particulier les phospholipides ni des stérols.

Un seul court article mentionnait enfin un déficit significatif de la teneur en acide ascorbique intracellulaire. Cette observation n’avait apparamment jamais attiré l’attention de qui que ce soit mais elle était pourtant la preuve que l’Iprodione agissait sur le métabolisme des sucres puisque l’acide ascorbique, plus connu sous le nom de vitamine C, est synthétisé à partir d’une forme phosphorylée du glucose particulière, le glucose-1-phosphate, nous allons y revenir. Toutes les voies de biosynthèse conduisant à des polymères du glucose comme par exemple le glycogène chez les animaux et y compris chez l’homme ou encore les polysaccharides membranaires comme chez le champignon sont issues de ce glucose-1-phosphate. Or tous les organismes vivants sont incapables d’ajouter directement un groupe phosphate en position 1 du glucose. Ce que la cellule sait faire c’est produire du glucose phosphorylé en position 6 puis à l’aide d’un enzyme particulier transférer ce phosphate de la position 6 à la position 1 car c’est thermodynamiquement moins dispendieux.

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J’avais donc intuitivement identifié la cible primaire de l’Iprodione mais encore fallait-il prouver que cette intuition était exacte. Et pour ce faire il fallait donc purifier l’enzyme en question, tâche à laquelle je me livrais en partant de cultures in vitro du champignon qui était heureusement coopératif puisqu’il était très aisé d’en obtenir des quantités suffisantes en quelques jours. En quelques 6 mois je réussis à isoler l’enzyme et en caractériser les paramètres cinétiques. Restait l’étape critique : essayer de voir quel effet l’Iprodione avait sur l’activité de cet enzyme appelé phosphoglucomutase. Hélas les premiers essais furent totalement négatifs. Peut-être que l’enzyme purifié ne se comportait pas à l’identique dans un milieu aqueux très simplifié en regard de la soupe complexe du cytoplasme d’une cellule ou qu’il devait être associé à d’autres éléments pour devenir sensible à l’Iprodione, bref, rédiger une publication au sujet de cette purification me paraissait trivial car je n’avais pas apporté de modifications innovantes dans les protocoles de purification du même enzyme à partir d’autres êtres vivants décrits dans la littérature.

Ma conviction était trop fortement ancrée dans mon cerveau pour abandonner et cet échec apparent eut lieu peu avant les vacances de fin d’année et je partis, je m’en souviens très bien, au sud du Sénégal avec mon dernier fils dans un petit hôtel situé dans le delta du Saloun. De retour au laboratoire je repris la solution d’Iprodione qui était restée sur la paillasse à la température ambiante et recommençais mon travail d’investigation et, Oh surprise ! « ma » phosphoglucomutase était cette fois totalement inhibée par des ajouts infimes de cette « vieille » solution d’Iprodione. Il n’y avait plus de doute, l’Iprodione inhibait donc bien cet enzyme et ce dernier pouvait être considéré comme la cible primaire du fongicide. Encore fallait-il le prouver.

J’étais confronté à un nouveau problème : identifier ce qui s’était passé en deux semaines au sein de cette solution dans du diméthylsulfoxyde abandonnée dans un coin de paillasse à la température ambiante et à la lumière. La démarche pouvait alors être d’identifier toutes les molécules issues de l’Iprodione qui avaient pu apparaître dans cette solution lors de processus complexes d’oxydation ou de dégradation spontanée ou bien de tester les unes après les autres toutes celles qui avaient été décrites dans la littérature relatives à la dégradation de la molécule initiale. Un tel processus dégradatif pouvait aussi exister dans des conditions réelles d’utilisation du fongicide soit à l’extérieur du champignon, soit à l’intérieur des cellules de ce dernier. Pour avoir une petite idée de ce qui avait pu se passer dans cette solution « vieillie » je fis une petite vérification en soumettant un échantillon à une analyse chromatographique dont le résultat pouvait être hasardeux dans la mesure où il était alors nécessaire de détecter d’éventuels produits secondaires dans l’ultra-violet lointain, technique qui pouvait prêter à confusion. Le résultat fut décevant car en dehors du pic de l’authentique fongicide il existait des dizaines d’autres entités en quantités infimes, autant dire chercher une aiguille dans une meule de foin.

Suite et fin (peut-être) dans le prochain épisode. Illustrations Wikipedia.

Quelques mémoires de ma carrière de chercheur en biologie (3)

 Le cas d’un fongicide (première partie).

Un peu las de tenter de trouver une nouvelle cible pour un nouvel herbicide et après une multitude de tentatives pour caractériser l’ultime étape de la voie de biosynthèse de la vitamine B6, toutes conduisant à des échecs, à croire qu’il n’existait pas d’enzyme précisément dédié à ce travail spécifique, je me décidais un jour à aller frapper à la porte du directeur des recherches du centre, un homme d’environ 10 ans mon cadet qui avait fait carrière en tant que chimiste dans la compagnie dont il dirigeait l’un de ses centres, qui de plus habitait sur le territoire de ma commune natale, mais cela n’a rien à voir avec mon propos.

Il me reçut très amicalement (nous nous connaissions déjà) et il m’entretint de toutes sortes de sujets qui n’avaient apparemment rien à voir avec la requête que j’avais décidé de lui présenter. Par exemple il mentionna sans entrer dans les détails les manoeuvres des actionnaires du groupe Rhône-Poulenc qui voulaient le vendre « par appartements » afin de recentrer les activités dans la santé humaine. Ceci signifiait qu’à terme le secteur agro-chimie serait démantelé. Plus inquiétant celui de la chimie fine, c’est-à-dire entre autres domaines celui de la purification des terres rares qui était à l’époque – il y a plus de 25 ans – le quasi-monopole mondial de la France (on sait ce qui s’est passé par la suite) allait être mis en veilleuse pour des raisons strictement financières. Rétrospectivement les manoeuvres du sieur Jean-René Fourtoux (avec ou sans x, je ne sais plus) aboutirent à un désastre industriel français irréparable. Aujourd’hui encore le « reste » de ce que fut Rhône-Poulenc du temps de sa splendeur, je veux parler de Sanofi, pourrait bien devenir la proie de fonds « vautours » américains ou apatrides et c’est très inquiétant. Force est de constater que la désindustrialisation de la France ne semble pas préoccuper le gouvernement et c’est tout aussi inquiétant. Bref, cet aparté n’avait pas vraiment de lien avec le propos de ce billet.

En vérité la suite des évènements me poussa vers la sortie comme je vais l’exposer en deux parties, dans ce présent billet puis dans le suivant de cette petite série. Le Directeur des recherches du centre me suggéra de me pencher sur le mode d’action d’un fongicide appelé iprodione largement utilisé pour combattre la pourriture des légumes et des fruits par le champignon Botrytis cinerea. J’ai déjà mentionné dans ce blog les quelques travaux que je fis à ce sujet mais je voudrais revenir ici sur la stratégie qu’adopte un chercheur quand il aborde un sujet entièrement nouveau pour lui. Identifier la cible primaire d’une molécule chimique dont j’étais totalement ignorant allait être une tâche ardue. Le Directeur appela en ma présence la secrétaire du chef-produit de ce pesticide et la pria de m’accueillir tout de suite. Quand c’est le grand chef qui contacte directement une personne très subalterne ça marche très bien. Je quittais le bureau de ce monsieur pour lequel j’avais beaucoup d’estime et me rendis dans le bureau de cette secrétaire. En quelques mots elle avait été informée de l’objet de ma visite inopinée et elle avait déjà préparé deux cartons d’articles scientifiques relatifs au fongicide en question. Il y avait 1000 « papiers » émanant d’une multitudes de laboratoires disséminés dans le monde entier, très peu d’entre eux ayant un lien direct avec la société. Ce produit avait été découvert (de mémoire) en 1984 et très rapidement autorisé car il n’était que très peu toxique pour les animaux excepté certains poissons et il constituait une avancée considérable pour combattre les attaques fongiques par le Botrytis et Sclerotinia qui provoquent des phénomènes de pourriture préjudiciables aux cultures, en particulier la vigne. Pour les viticulteurs il avait tout de suite été considéré comme magique !

Je décidais de lire tous les articles à tête reposé et je fis deux aller-retour entre le bâtiment administratif et le laboratoire pour transporter ces cartons. Les articles étaient classés par année de parution, un curieux système, mais ils étaient également numérotés dans l’ordre de leur arrivée sur le bureau du chef-produit, encore plus curieux. En lisant les résumés je fis un classement sommaire : 1. les observations macroscopiques, 2. les observations microscopiques et 3. les investigations aux niveaux chimique et métabolique. Les observations macroscopiques concernaient surtout l’évolution de l’attaque fongique et ses effets sur la plante. Le résultat de l’intervention du fongicide était montré à l’aide de photos et ces publications ne présentaient pas d’intérêt car on peut faire dire ce que l’on veut avec des photos. Au niveau microscopique c’était évident, le fongicide provoquait un éclatement des cellules du champignon provoqué par une fragilisation des membranes cellulaires. Les spores semblaient aussi curieusement altérés comme s’ils avaient perdu leur substance. Ils ressemblaient à des petits pois séchés, au microscope naturellement. Il me parut tout de suite évident que l’architecture des membranes cellulaires était perturbée lors de la multiplication cellulaire. Il me fallait trouver parmi ces 1000 publications d’autres pistes pour affiner ce « diagnostic ».

Suite dans les prochains billets. Mon blog restera inactif jusqu’à mardi 6 novembre 2018.

Bayer, le Luna Privilege et les vignerons suisses : la lune dans le caniveau.

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On est toujours étonné de la créativité des chimistes quand ils découvrent maintenant le plus souvent par screening haute fréquence une molécule active pour combattre un ravageur des grandes cultures. L’une des préoccupations majeures des agrochimistes est de développer de nouveaux fongicides car il apparaît assez rapidement des résistances. Ainsi quand il y a un « hit » il reste ensuite à vérifier que le nouveau produit n’est pas (trop) toxique pour les insectes ou encore les poissons et les grenouilles et naturellement sans danger pour d’autres vertébrés comme par exemple les mammifères. Mais il arrive parfois que l’arme se retourne contre la plante qui était supposée être protégée des attaques de champignons pathogènes. Les conditions d’utilisation sont définies en laboratoires, sous serre et également en plein champ dans des situations parfois éloignées de celles de l’agriculteur moyen qui se contente de lire la notice d’utilisation et de traiter ses cultures quand il détecte une attaque fongique.

C’est ce genre de déboire qui est arrivé chez les vignerons suisses au début de l’été. Quelques 900 vignerons ont traité leurs vignes avec du Luna Privilege contre l’oïdium et le Botrytis (pourriture grise) et se sont rapidement aperçu que les jeunes feuilles se recroquevillaient et que la floraison et la véraison étaient inhibées, en d’autres termes que les ceps ne porteraient pas de fruits. Ils ont immédiatement incriminé le nouveau fongicide Moon Privilege de Bayer, homologué en Suisse en 2012 sous ce nom et en cours d’homologation dans certains Etats des USA pour traiter les arbres fruitiers, les pommes de terre, la vigne et les betteraves sucrières.

Malgré le manque de preuves évidentes, Bayer a conseillé aux vignerons de cesser d’utiliser le produit dont la matière active est le fluopyram, un inhibiteur d’une activité enzymatique clé de la mitochondrie. Bayer a discrètement approché les vignerons ayant évalué leurs pertes à environ 5 % pour les dédommager et étouffer si possible le scandale car les pertes pourraient s’élever au final à plus de 100 millions de francs suisses si on se base sur le prix du vin. Bayer avait initialement proposé une indemnisation sur la base du prix du raisin évalué à 4 francs le kg. Maintenant que les vendanges sont terminées, la perte est évaluée à 4,85 %.

Que va faire Bayer ? Dans un premier temps cette société avait reproché aux vignerons de ne pas avoir respecté les directives d’emploi. Les aléas météorologiques ont fait que le début de l’été a été pluvieux plus que de coutume et c’est sur cet argument que Bayer a tenté une esquive. Les vignerons ne l’ont pas tout à fait entendu ainsi et si Bayer ne s’arrange pas à l’amiable, ce sera encore une autre grosse entreprise allemande qui risquerait bien de devoir payer le prix fort pour cette bavure. Des dégâts du même type ont en effet été observés en Autriche, en France (Champagne et Val de Loire) et en Italie …

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Conclusion de cette histoire : les agrochimistes ne s’entourent pas toujours de toutes les précautions pourvu qu’ils réalisent des profits le plus rapidement possible.

Source : agence ats, illustration oïdium, Wikipedia