Issu de l’opium, cet alcaloïde a réussi, dans son histoire, à soulager les médecins, créer une toxicomanie de masse et générer la boisson commerciale la plus bue du monde (article paru sur le quotidien Le Temps sous la plume de Nicolas Dufour)
« Je ne puis que chanter les louanges de celui qui a le premier extrait la morphine des capsules de pavot. C’est un véritable bienfaiteur de l’humanité », écrit l’auteur d’un journal intime dans « Morphine », de Mikhaïl Boulgakov. Un an plus tard, ce médecin devenu accro se suicide. Toute l’ambiguïté de la morphine s’illustre dans cette nouvelle de l’écrivain russe : l’apport positif pour la médecine et les terribles ravages parallèles.
La morphine vient de l’opium, obtenu en extrayant le latex qui suinte du pavot somnifère. Le produit est vénérable : les Sumériens (vers -5000 avant l’ère commune) parlent déjà d’une « plante de la joie ». Quatre cent ans avant notre ère, Hippocrate le mentionne pour l’effet narcotique et pour « resserrer le ventre ». La palette d’usages de l’opium s’élargit, maux de tête, vertiges, épilepsie, fièvre, goutte, même la toux – la codéine, substance sœur et fameux antitussif, vient aussi de cette pâte.
La caractérisation chimique de la morphine se déroule en étapes plutôt simples. Dans les premières années du XIXe siècle, deux Français tentent de purifier l’opium pour en détailler les substances, mais personne ne s’intéresse à leurs travaux. La grande avancée est réalisée par un pharmacien allemand. En 1805, Friedrich Sertürner annonce avoir isolé un « alcali végétal » qui est le principe somnifère de l’opium. La petite histoire dit qu’il a testé les résultats de ses travaux avec trois amis. S’inspirant de Morphée, il baptise le produit morphium.
À gauche la structure chimique de la morphine, à droite celle de la codéine
Substances simples et puissantes issues de la flore, les alcaloïdes vont constituer une famille en expansion, la caféine, la quinine dont est dérivée la chloroquine, la nicotine… La morphine a sa sombre fille, l’héroïne, qui en dérive. C’est Bayer qui la lance à la fin du XIXe siècle.
L’encyclopédie Universalis mentionne une « action analgésique complexe ». En particulier, la morphine est sélective et se révèle plus efficace contre une douleur permanente qu’aiguë, raison de son utilisation dans le domaine du cancer.
Le rôle des guerres
Comme le racontait le médecin russe sous dépendance, la morphine est accueillie comme un « bienfait » par les milieux hospitaliers. Mais son usage élargi va vite poser problème. Si les artistes se gavent plutôt d’opium ou de haschich, elle a sa petite popularité : touché par un tir au pied dû à un neveu, Jules Verne en consomme. Entre 1861 et 1865, durant la guerre de Sécession aux Etats-Unis, des produits durs sont utilisés d’une manière inédite. Dans son ouvrage sur cette guerre l’historien John Keegan écrit que, face aux soldats malades ou blessés, « le traitement était grossier et expéditif », surtout « l’administration d’opium et de strychnine ». C’était surtout de la morphine. Peu après en Europe, on s’inquiète de la « maladie du soldat », qui n’est autre qu’une toxicodépendance de masse. Ce drame sourd et collectif peut faire penser à l’actuelle crise des opioïdes.
De la morphine à un soda
Il a une conséquence originale. Dans les années 1880, John Pemberton, pharmacien à Atlanta, est un vétéran de la guerre. Il a été embrigadé chez les Confédérés et est revenu avec une terrible addiction à la morphine. Il cherche à s’en débarrasser. S’inspirant d’une recette corse, il invente un vin pétillant avec de la coca. La ville interdisant ensuite l’alcool, il enlève le vin et ajoute du sirop de sucre ainsi que de la caféine issue de noix de cola. Son comptable invente le terme « Coca-Cola ». Peu après, un affairiste profite de la faiblesse morphinique de John Pemberton pour racheter la marque avec le comptable, pour 2500 dollars. Il la revendra 25 millions en 1919. Au moins, ça pétille.