
La vieille dame qui vit dans sa maison à coté de celle de mon fils à Tokyo doit, à en juger de loin, avoir au moins 95 ans. Chaque fois que je séjourne à Tokyo je l’observe quand je vais fumer ma cigarette dans ce que l’on peut appeler le « jardin » de la maison de mon fils. Cette vieille, très vieille dame sort parfois pour étendre sa lessive sur les barres en acier inoxydable disposées sur des potences devant son logement, une cigarette à la bouche. Si elle détecte ma présence parce qu’elle est presque complètement sourde, elle me salue, « konichiwa », et m’explique en japonais, que naturellement je ne comprends pas, que le temps est probablement beau, ou froid ou humide …
Le soir, comme je suis moi-même fumeur, j’ouvre la fenêtre de la pièce où je dors sur un futon mais ne fume jamais dans cette chambre ni nulle part à l’intérieur de la maison, et de lourdes effluves de fumée de cigarette envahissent cette pièce précisément au moment où cette très vieille dame envisage d’aérer sa maison avant de s’endormir devant sa télévision. Elle fume deux paquets de cigarettes par jour et n’en est pas moins active puisqu’elle peint toujours des tableaux qui ont un franc succès international.
Vous vous demandez où je veux en venir parce qu’après tout, l’existence même de cette vieille dame n’a pas grand intérêt. En réalité la relation de cause à effet entre le fait de fumer et l’apparition de cancers du poumon a été remise en cause, en partie seulement – ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit – dans une étude réalisée à la faculté de médecine de la Johns Hopkins University. Près des deux tiers des cancers sont dus à des mutations spontanées de l’ADN des cellules en perpétuelle division dans notre corps. Le foie, les reins, le pancréas, les poumons, les intestins et bien d’autres organes se régénèrent en partie au cours de la vie à partir de cellules non différenciées existant dans ces dits organes. Comme les bactéries ou les virus ces cellules subissent une pression de mutation constante dont les causes peuvent être externes comme par exemple des radiations ionisantes, rayons cosmiques, radioactivité naturelle et artificielle, rayons X ou ultra-violets, des agents chimiques externes (c’est le cas de la fumée de cigarette) mais aussi et surtout, et c’est là que réside la « malchance », des erreurs de copie de l’ADN lors d’une division cellulaire conduisant à une cellule cancéreuse qui va se multiplier anarchiquement. L’organisme dispose de moyens de défense pour se débarrasser en permanence des cellules monstrueuses apparues n’importe où dans le corps en mettant en œuvre des lymphocytes sentinelles. Il arrive parfois, et c’est de la vraie malchance, que les mutations ponctuelles entrainent l’apparition de cellules qui ne sont plus reconnues par notre système immunitaire et alors un cancer apparaît …

La « malchance » du cancéreux se situe donc à deux niveaux, une accumulation de mutations délétères et un mauvais fonctionnement du système immunitaire. Cette vieille Japonaise, fumeuse compulsive depuis de nombreuses années, dispose-t-elle des bons systèmes de défense ? Nul ne le sait précisément. Les études comparatives entre l’incidence de cancers de l’intestin grêle et du colon (voir l’illustration tirée de l’article paru dans Science, ci-dessous) ont montré que la fréquence plus élevée d’apparition de cancers du colon était directement liée à la plus importante fréquence de division des cellules souches de ce tissu. Certains types de cancers, sein, prostate, échappent encore à cette corrélation entre vitesse de division cellulaire et apparition de cancer mais dans ces deux derniers cas, les facteurs génétiques ne peuvent être niés. On pourrait ajouter à cette étude les cancers d’origine virale puisque dans tous les cas il s’agit d’une perturbation profonde de l’ADN induite par la présence du virus, un exemple bien connu étant celui du papillome.

Mais revenons à cette vieille Japonaise fumeuse. L’étude parue dans la revue Science montre que pour les cancers du poumon le risque est augmenté d’un facteur 18 par la cigarette. L’échelle de la figure est logarithmique et peut être trompeuse mais elle indique que 75 % des risques de cancer du poumons sont dus à la cigarette, en d’autres termes ce risque est multiplié par la proportion de fumeurs dans une population donnée divisée par le nombre total de cancers du poumon. C’est dans cette approche de calcul statistique un peu à l’emporte pièce sinon spécieuse que réside la faiblesse de cette étude. En effet il est difficile d’évaluer les éventuels effets synergiques d’un composé chimique de la fumée de cigarette et les erreurs spontanées au cours du processus de copie de l’ADN. Il n’est en effet pas possible d’exclure ce type de synergie. De plus certaines estimations du taux de renouvellement des tissus font appel à des calculs parfois complexes ne reposant sur aucunes données expérimentales tangibles. Par exemple, parmi les 4 principaux cancers, sein, prostate, poumon et œsophage, le risque pour ce dernier tissu est de 0,51 % sur une vie, en d’autres termes et statistiquement on court une chance sur deux cent de souffrir d’un cancer de l’oesophage au cours de la vie. La vaste majorité des cancers de l’oesophage se répartit entre adénocarcinomes et carcinomes squameux, 38 % étant des carcinomes à cellules squameuses. L’incidence d’apparition de ce type de cancer au cours de la vie est donc de 0,0051 x 0,38 = 0,001938. Comme l’oesophage mesure de 18 à 25 centimètres de long avec un diamètre de 2 à 3 centimètres, la surface interne est donc d’environ 172 cm2. L’aire d’une cellule squameuse de la couche basale de l’épithélium de l’oesophage est de 80 micron2 et comme la fraction de cellules souches de la couche basale de l’épithélium a été estimée être de 0,4 %, il y a donc 0,21 milliard de cellules basales et parmi celles-ci 0,86 million de cellules souches. La muqueuse oesophagienne comporte environ 15 couches de cellules, le nombre total de cellules épithéliales est donc estimé à 3,24 milliards. À partir de ces données un peu ardues on a pu estimer que le temps de renouvellement de la couche la plus externe de cellules de l’épithélium est de 21 jours. Ce genre de calcul a été appliqué à tous les tissus étudiés au niveau des 31 cancers (voir le graphique) considérés dans cette étude. On peut en déduire que cette étude comporte donc un certain nombre d’approximation d’autant plus que curieusement les trois principaux cancers répandus dans la population occidentale, n’ont pas été inclus dans ce détail d’estimation, sein, prostate et poumon. Voir le lien : http://www.sciencemag.org/content/suppl/2014/12/31/347.6217.78.DC1/Tomasetti_SM.pdf
Néanmoins cette étude met l’accent sur la nécessité de développer des moyens de détection précoce (s’il en existera un jour) de l’apparition de cellules cancéreuses afin de circonscrire aussi tôt que possible par les techniques existantes (chimiothérapie, rayonnements ou chirurgie) le développement de tumeurs. Mais de toutes les façons on est encore très loin de pouvoir traiter tous les cancers car il s’agit malheureusement pour deux tiers d’entre eux du résultat d’un processus naturel que nous ne pouvons pas contrôler, pas très rassurant …
Source et illustrations : Johns Hopkins University News et Science ( DOI: 10.1126/science.1260825 )