Le succès politique du « Russiagate » réside dans la négation de l’histoire américaine au profit d’une vertu libérale de façade. Posé comme une réponse à l’élection de Donald Trump, une ligne droite peut être tirée depuis les efforts visant à minimiser l’influence de l’économie de guerre américaine en 1946 jusqu’à l’alliance de la CIA avec les fascistes ukrainiens en 2014. En 1945, le NSC (National Security Council) a publié une série de directives qui ont donné une logique et une direction aux actions de la CIA pendant la guerre froide. Le fait que celles-ci persistent malgré la « chute du communisme » suggère que le NSC est resté un espace réservé à la poursuite d’autres objectifs.
La première guerre froide était une entreprise commerciale impériale visant à maintenir au pouvoir les généraux, les bureaucrates et les fournisseurs de matériel de guerre et l’alimentation de leurs comptes bancaires après la Seconde Guerre mondiale. De même, le côté américain de la course aux armements nucléaires a permis à d’anciens officiers de la Gestapo et des SS d’être employés par la CIA* (liens signalés par un * en fin de billets) pour faire valoir leurs fantasmes paranoïaques en tant qu’évaluations des capacités militaires russes. Pourquoi, parmi tous les gens, d’anciens officiers nazis seraient-ils chargés du renseignement militaire si des évaluations précises étaient le véritable objectif ? La réponse est simple : les nazis détestaient les Soviétiques encore plus que les Américains.
Les idéologies binaires du Russiagate – pour ou contre Donald Trump, pour ou contre la Russie néolibérale et le « pétro-état » – définissent les limites d’un discours acceptable au profit d’intérêts profondément néfastes. Les États-Unis ont passé plus d’un siècle* à essayer d’installer un gouvernement ami des États-Unis à Moscou. Après la dissolution de l’URSS en 1991, les États-Unis ont envoyé des économistes néolibéraux pour piller le pays* tandis que l’administration Clinton, et plus tard l’administration Obama, ont placé des troupes de l’OTAN et des armements à la frontière russe après un accord négocié pour ne pas le faire*. Les revendications ultérieures de la realpolitik sont empreintes d’un imprudent mépris des conséquences géopolitiques.
Le paradoxe du libéralisme américain, bien mis en évidence lorsque l’icône féministe et membre de la CIA Gloria Steinem a décrit la CIA comme « libérale, non-violente et honorable »*, est que des fonctionnaires bourgeois éduqués, bien habillés, ont utilisé la menace (largement fabriquée) de la subversion étrangère pour installer dans les hautes sphères du pouvoir les nationalistes de droite soumis aux intérêts commerciaux américains à chaque occasion. En outre, l’ignorance agressive de Steinem de l’histoire réelle de la CIA illustre la propension libérale à confondre la tenue et l’attitude bourgeoises avec une noblesse imaginaire*. Au point soulevé par Christopher Simpson*, la CIA n’aurait pas pu obtenir de meilleurs résultats si elle n’avait pas employé d’anciens officiers nazis, alors qu’il se demandait pourquoi elle avait choisi de le faire.
Pour la gauche américaine, le Russiagate est traité comme un ensemble de mauvais reportages, de propagande gouvernementale dans les médias rapportant une série de faits et d’événements qui ont ensuite été réfutés. Cependant, une bonne partie de la bourgeoisie américaine, le PMC (Professional Managerial Class) qui joue le rôle de soutien du capital, en croit chaque mot. Le Russiagate est la ligne du parti nationaliste dans la lutte américaine contre le communisme, pour un monde sans le communisme. Des accusations de trahison ont été portées chaque fois que les budgets militaires ont été attaqués depuis 1945. En 1958, la haute direction de l’armée de l’air accusait les autres branches de l’armée de trahison pour avoir douté de son estimation tout à fait fantasmagorique (et plus tard réfutée) des ICBMs soviétiques. La trahison est bonne pour les affaires.
Peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la CIA a employé des centaines d’anciens officiers militaires nazis, y compris d’anciens officiers de la Gestapo et des SS responsables du meurtre de centaines de milliers d’êtres humains*, pour diriger une opération d’espionnage connue sous le nom de Gehlen Organization* depuis Berlin, en Allemagne. Compte tenu de son rôle central dans l’évaluation des intentions et des capacités militaires de l’Union soviétique, l’Organisation Gehlen était vraisemblablement responsable de la surestimation* par la CIA des capacités nucléaires soviétiques dans les années 1950 utilisées pour soutenir le programme américain d’armes nucléaires. Les anciens nazis* ont également été intégrés aux efforts de la CIA pour installer des gouvernements de droite dans le monde.
Lorsque John F. Kennedy en 1958, il était sénateur, déclara qu’il y avait un fossé entre missiles américains et missiles soviétiques, la CIA procurait des informations provenant de l’organisation Gehlen. Une fois que les estimations de reconnaissance par satellite et U2 sont devenues disponibles, la CIA a abaissé la sienne à 120 ICBM soviétiques alors que le nombre réel était de quatre. D’une part, les Soviétiques avaient vraiment un programme d’armes nucléaires, d’autre part il s’agissait d’une infime fraction de ce qui était prétendument affirmé. Les mauvais rapports, infailliblement en faveur d’une augmentation plus importante des budgets militaires, semblent être la constante.
En vertu du « Nazi War Crimes Disclosure Act »* adoptée par le Congrès en 1998, la CIA a été obligée de divulguer partiellement son affiliation avec les anciens nazis et leur emploi. Contrairement à la thèse de « Operation Paperclip »* selon laquelle ce sont des scientifiques nazis qui ont été amenés aux États-Unis pour y travailler en tant que scientifiques, l’Organisation Gehlen et le CIC ont employé des criminels de guerre connus* dans des rôles politiques. Klaus Barbie, le «boucher de Lyon», était employé par le CIC (Counter Intelligence Corps) et prétend avoir joué un rôle dans le meurtre de Che Guevara*. Wernher von Braun, l’un des «scientifiques» de l’opération Paperclip, a travaillé dans un camp de concentration nazi alors que des dizaines de milliers d’êtres humains ont été assassinés.
La séquence historique des États-Unis fut la Première Guerre mondiale, la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale, dans une économie fortement dépendante de la production de guerre. La menace de déclassement de l’économie de guerre en 1946 a d’abord été accueillie avec une évaluation honnête des intentions soviétiques – les Soviétiques réintroduisaient les infrastructures (de l’Europe de l’est) en territoire soviétique aussi rapidement que possible, puis à l’affirmation favorable* au budget militaire américain selon laquelle les soviétiques mettaient des ressources en place pour envahir l’Europe. Le résultat de ce changement est que les généraux américains conservaient leur pouvoir et que l’industrie de guerre continua de produire du matériel et des armes. En 1948, ces armes étaient devenues des bombes atomiques.
Pour comprendre l’espace politique que la production militaire est venue occuper, à partir de 1948, l’armée américaine est devenue une bureaucratie bien financée où des accusations de trahison étaient régulièrement échangées entre les branches armées. Des batailles internes pour le financement et la domination stratégique ont été (et sont) régulièrement menées. La tactique adoptée par cette bureaucratie, le «complexe militaro-industriel», était d’exagérer les menaces étrangères dans une lutte pour la domination bureaucratique. La course aux armements nucléaires est devenue une prophétie auto-réalisatrice. Alors que les États-Unis produisaient des armes de fin du monde sans interruption pendant des décennies, les Soviétiques ont répondu de la même façon.
Ce qui lie l’Organisation Gehlen aux estimations de la CIA sur les armes nucléaires soviétiques de 1948 à 1958, c’est 1) l’Organisation Gehlen était au cœur des opérations de renseignement de la CIA au sujet des Soviétiques, 2) la CIA disposait d’alternatives limitées pour recueillir des informations sur les Soviétiques. en dehors de l’Organisation Gehlen et 3) la haute direction de l’armée américaine avait depuis longtemps démontré qu’elle approuvait d’exagérer les menaces étrangères en augmentant ainsi son pouvoir et en augmentant par conséquent son budget. En bref, la CIA employait des centaines d’anciens officiers nazis qui avaient la prédisposition idéologique et l’incitation économique à mal percevoir les intentions soviétiques et à déformer les capacités soviétiques pour alimenter la guerre froide.
Là où cela devient intéressant, c’est que le lanceur d’alerte (les « Pentagon papers ») américain Daniel Ellsberg* travaillait pour la Rand Corporation à la fin des années 1950 et au début des années 1960, lorsque ces estimations des ICBM soviétiques avaient été avancées. JFK avait travaillé (en 1960) sur une plan qui comprenait la réduction de l’écart entre les missiles soviétiques et les missiles américains*. L’US Air Force, chargée de livrer des missiles nucléaires à leurs cibles, estimait que les Soviétiques avaient 1000 ICBM. D. Ellsberg, qui avait une habilitation de sécurité limitée en raison de son emploi à la Rand, a divulgué le nombre connu d’ICBM soviétiques. L’armée de l’air disait 1000 ICBM soviétiques lorsque le nombre confirmé par les satellites de reconnaissance était de quatre.
En 1962, année de la crise des missiles de Cuba, la CIA avait transféré le contrôle nominal de l’organisation Gehlen au BND, pour lequel Gehlen continuait de travailler. Sur la base des données de reconnaissance satellitaire en cours, la CIA était occupée à abaisser ses estimations des capacités nucléaires soviétiques. Benjamin Schwarz, écrivant pour The Atlantic en 2013, a fourni un compte rendu, apparemment informé des estimations abaissées de la CIA, dans lequel il a placé l’ensemble du programme d’armes nucléaires soviétiques (en 1962) à environ un neuvième de la taille de l’effort américain. Cependant, étant donné le décompte connu d’Ellsberg de quatre ICBM soviétiques au moment de la crise des missiles, même le rapport de Schwarz de 1: 9 semble surestimer les capacités soviétiques.
Selon les rapports de Schwarz, les missiles nucléaires Jupiter que les États-Unis avaient placés en Italie avant la crise des missiles de Cuba n’avaient de sens que comme armes de première frappe. Cette interprétation est corroborée par Daniel Ellsberg, qui soutient que le plan américain a toujours été d’initier l’utilisation des armes nucléaires (première frappe). Cela a rendu la posture de JFK de concurrence équilibrée comme un jeu géopolitique de « poulet nucléaire complètement dérangé » (traduction littérale). Si cela n’était pas clair, parce que les États-Unis avaient indiqué leur intention d’utiliser des armes nucléaires lors d’une première frappe – et avaient démontré leur intention en plaçant des missiles Jupiter en Italie – rien de ce que les États-Unis ont offert pendant la crise des missiles ne pouvait être pris au sérieux par les Soviétiques.
La dissolution de l’URSS en 1991 s’est soldée par une réduction promise des dépenses militaires américaines et la fin de la guerre froide, qui ne se sont finalement pas concrétisées. Après l’élection de Bill Clinton en 1992, la guerre froide est entrée dans une nouvelle phase. La logique de la guerre froide a été réutilisée pour soutenir les «guerres humanitaires» – un oxymore pour « libérer les gens en les bombardant ». En 1995, « l’ingérence russe » signifiait en fait que l’administration Clinton truquait l’élection de Boris Eltsine lors de l’élection présidentielle russe. M. Clinton a ensuite renié unilatéralement l’accord américain visant à maintenir l’OTAN à la frontière de la Russie lorsque les anciens États baltes ont été placés sous le contrôle de l’OTAN.
L’intervention de l’administration Obama en Ukraine en 2014*, encourageant et soutenant le soulèvement de Maïdan et l’éviction du président ukrainien démocratiquement élu, Viktor Ianoukovitch, est liée à la stratégie américaine de contenir et de renverser le gouvernement soviétique (russe) qui a d’abord été codifiée par le Conseil national de sécurité (NSC) en 1945. Les directives du NSC peuvent être trouvées sur ce lien*. L’annexion économique et militaire de l’Ukraine par les États-Unis (l’OTAN n’existait pas en 1945) relève du NSC10/2*. L’alliance entre la CIA et les fascistes ukrainiens est liée à la directive NSC20, c’est-à-dire le projet de parrainer d’anciens nazis affiliés à l’Ukraine afin de les installer au Kremlin pour remplacer le gouvernement russe. Cela faisait partie de la justification de la CIA pour inscrire les anciens nazis affiliés à l’Ukraine à sa liste d’employés en 1948.
Que le Russiagate soit la continuation d’un plan lancé en 1945 par le Conseil de sécurité nationale (NSC), conçu par la CIA avec l’aide d’anciens officiers nazis à son service, en dit long sur le cadre de la guerre froide dont il émerge. Son adoption quasi instantanée par les libéraux bourgeois démontre la base de classe du nationalisme de droite qu’elle soutient. Le fait que les libéraux semblent se percevoir comme des défenseurs de la « démocratie » alors qu’il s’agit d’un agenda préparé par des chefs militaires non élus plus de sept décennies plus tôt témoigne de la puissance de l’ignorance historique liée à la ferveur nationaliste. Les anciens officiers de la Gestapo et des SS employés par la CIA étaient-ils « nos nazis ? »
Le Nazi War Crimes Disclosure Act est né en partie parce que les chasseurs de nazis ont continué à rencontrer des criminels de guerre nazis vivant aux États-Unis qui leur ont dit qu’ils avaient été amenés ici et qu’ils avaient été embauchés par la CIA, le CIC ou une autre division du gouvernement fédéral. Si les gens de ces agences pensaient que cela était justifié, pourquoi le maintenir un tel secret ? Et si cela n’était pas justifié, pourquoi l’a-t-on fait ? De plus, les libéraux sont-ils vraiment à l’aise en amenant au pouvoir en Ukraine des fascistes ayant des liens historiques directs avec le Troisième Reich ? Et bien qu’il n’y ait pas de bons choix lors des prochaines élections américaines, le type (Joe Biden) que les libéraux veulent amener au pouvoir est l’architecte principal de cette décision.
Article de Rob Urie, spécialiste en économie politique, paru le 31 juillet 2020 sur le site counterpunch.org. Les insertions entre parenthèses sont de mon fait. Liens :
https://en.wikipedia.org/wiki/American_Expeditionary_Force,_Siberia
https://www.thenation.com/article/archive/harvard-boys-do-russia/
https://www.latimes.com/opinion/op-ed/la-oe-shifrinson-russia-us-nato-deal–20160530-snap-story.html
https://www.sacbee.com/opinion/op-ed/markos-kounalakis/article40988637.html
https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/CIA-RDP90-00965R000100130030-7.pdf
https://en.wikipedia.org/wiki/Gehlen_Organization
https://www.youtube.com/watch?v=XiFgrXnSH4g
https://apnews.com/0e04d0fbd81e0aff57f16daac48417af
https://www.mirror.co.uk/news/world-news/how-nazi-butcher-klaus-barbie-6828080
https://www.youtube.com/watch?v=nCMIlzEym6Y (interview de Daniel Ellsberg, en anglais)
https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2013/01/the-real-cuban-missile-crisis/309190/
https://www.bbc.com/news/world-europe-26079957
https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1945-50Intel/d292
https://archive.org/details/NSC201-USObjectivesWithRespectToRussia