Alors que l’Europe avait traversé une période climatique exceptionnellement chaude, entre 950 et 1250, il suffit d’à peu près un siècle et demi pour que ce qu’on a coutume d’appeler l’anomalie climatique médiévale ne fut plus qu’un lointain souvenir. Les hommes s’adaptèrent donc à un climat devenant progressivement plus frais tant bien que mal car la population avait augmenté de manière considérable voyant l’émergence de grandes villes comme Anvers, Londres, les villes de la Hanse ou encore Paris. Las ! La Grande Peste arriva et la conjonction d’une population urbaine dense et d’approvisionnements aléatoires en nourriture, en particulier de céréales, rendit cette population particulièrement vulnérable à la pandémie de peste. Pendant longtemps on crut que Yersinia pestis, transmise par les puces, avait tué sans discernement des dizaines de millions de personnes à travers l’Europe et décimé les grandes villes comme Londres qui vit sa population diminuer de moitié en moins de 4 ans. La Grande Peste sévit entre 1347 et 1351 et dans le cas particulier de Londres l’étude de cette pandémie et de ses conséquences sociales, économiques et démographiques a pu être entreprise en étudiant les squelettes provenant de 4 cimetières, ceux de Guildhall Yard et St. Nicholas Shambles utilisés avant la Grande Peste, celui de St. Mary Spital au cours de la peste et enfin celui de St. Mary Graces fonctionnel après la pandémie. L’étude minutieuse des squelettes a permis de se faire une idée très précise de l’état de santé des Londoniens avant, pendant et après la pandémie.
La Grande Peste tua à Londres préférentiellement les personnes fragiles, enfants mal nourris ou en mauvaise santé et vieillards par centaines de milliers et en un temps très court. La maladie s’attaqua plus particulièrement aux personnes dont le système immunitaire était sinon défaillant du moins fragile et cette observation a été confirmée lors de la nouvelle épidémie de 1361 qui fit un nombre de victimes bien inférieur car les personnes exposées avaient un système de défense immunitaire plus apte à se défendre, les « faibles » ayant été éliminés dix ans auparavant. On aurait pu penser que la virulence de Y. pestis avait décliné. Or l’analyse de l’ADN des souches datant de la Grande Peste et de celles des autres épidémies qui suivirent au XIVe siècle a montré qu’il n’en était rien, Y. pestis présentant une remarquable stabilité génétique y compris jusqu’à aujourd’hui. La Grande Peste eut paradoxalement des effets socio-économiques favorables variés. La diminution massive de la population fit disparaître le facteur favorable à la pandémie qui était la surpopulation par rapport aux ressources alimentaires disponibles. Après la Grande Peste, il y eut un manque criant de main d’oeuvre et ce paramètre favorisa la fin du servage car les entrepreneurs durent offrir des salaires plus élevés pour recruter des bras dans tous les secteurs économiques et comme la population avait dramatiquement diminué, la nourriture et le logement, dans les grandes villes, devinrent accessibles au plus grand nombre du fait d’une régulation économique basique liée à la loi de l’offre et de la demande. Les prix des denrées alimentaires chutèrent après l’épidémie mineure de 1361 et par exemple le prix du boisseau de grain restera très bas pendant près de 150 ans. D’une manière générale le standard de vie augmenta d’un facteur 3 en quelques dizaines d’années. La population s’habitua par exemple à consommer de la viande et du poisson frais, à manger du pain blanc quelques soient les niveaux sociaux, des facteurs contribuant à un meilleur état de santé général et par conséquent à une meilleure résistance aux maladies.
Les marqueurs de « bonne santé » de la population sont le taux de natalité, la mortalité périnatale et enfin l’espérance de vie moyenne. Le dépouillement des archives paroissiales présente des limites dans la mesure où les données relatives aux pauvres, aux femmes et aux enfants sont loin d’être complètes, en particulier avant l’épisode de la Grande Peste. Une approche plus directe est d’étudier les variations de l’âge des individus au moment de leur décès. Mais encore une fois les données disponibles sont limitées car il existe peu de registres, je cite les auteurs de l’étude parue dans PlosOne, mentionnant les femmes mariées, les enfants, les serviteurs, les apprentis, les laboureurs et les pauvres. Toute ce partie de la population était tout simplement ignorée ! Néanmoins le graphique ci-dessous montre qu’après la Grande Peste le pourcentage d’adultes d’âge supérieur à 50 ans est significativement supérieur à celui répertorié avant la pandémie. De 0 à 10 ans ce pourcentage est sensiblement le même alors que dans la tranche d’âge 20-40 ans il y a un « déficit » important qui perdurera plusieurs années en raison des autres épidémies de peste qui se succéderont jusqu’à la fin du XIVe siècle, en 1361, 1368, 1375, 1382 et 1390. Le standard de vie augmentant pour les raisons citées plus haut peut expliquer que la population vivait plus longtemps sans pour autant que le taux de natalité se soit amélioré, mais pour la raison évoquée ci-dessus à savoir le déficit de la tranche d’âge 20-40 ans.
Le cas de Londres n’est pas représentatif de la population européenne car après la Grande Peste il y eut un afflux important de populations venant des campagnes car la main d’oeuvre était désespérément manquante et les lois très restrictives régissant l’installation dans la ville furent assouplies pour cette raison. Il serait intéressant, selon les auteurs de l’étude, de procéder sur les squelettes à des études plus détaillées pour déterminer si par exemple le régime alimentaire avait évolué après la Grande Peste vers un apport plus important en protéines animales car il a toujours été observé que la viande fraiche, les oeufs et les produits laitiers étaient liés à la longévité. Une étude détaillée de la dentition des jeunes enfants et des adolescents pourrait aussi démontrer quel était le régime alimentaire car les carences et les famines influent directement sur la formation de l’émail dentaire (voir photo, crédit University of South Carolina).
Source : University of South Carolina