Quand les levures produisent de la morphine et de la codéine !

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On parle de la drogue, de l’héroïne et de bien d’autres produits illicites, illégaux, considérés comme des dangers pour la civilisation « bon chic bon genre » à tel point que depuis des décennies l’usage de tels produits entretient une criminalité internationale contre laquelle toutes les actions gouvernementales ont échoué et continueront à échouer. Prenons l’exemple de l’Afghanistan, pays dans lequel se sont empêtré les Américains et qui ont ignoré la culture intensive du pavot alors que celle-ci constituait pour les bandes armées qu’ils combattaient sur le terrain le seul moyen de financer leur lutte. Pour abonder dans le surréalisme, les dérivés du pavot constituent un ensemble de thérapeutiques essentielles dans la médecine de tous les jours et les évènements de l’Afghanistan ont conduit les entreprises pharmaceutiques à songer à s’affranchir des restrictions (pour faits de guerre) relatives à l’approvisionnement en opioïdes dérivés du Papaver somniferum, cette plante qui a été à la source de conflits récurrents comme par exemple la guerre de l’opium qui opposa l’Empire Britannique à celui du Milieu à la fin du XIXe siècle. On pourrait consacrer un billet entier au rôle que tint l’opium dans les sociétés occidentales bien-pensantes des années passées, toujours est-il que l’héroïne est toujours considérée comme une drogue illicite dans la plupart des pays du monde alors qu’il y a encore trente ans des fumeries existaient au coin de la rue ne serait-ce qu’à Port-Vila, aux Nouvelles-Hébrides, ce condominium franco-anglais où tous les vices étaient tolérés et même encouragés.

Les choses ont changé et le conflit afghan a poussé les compagnies pharmaceutiques pourvoyeuses d’opioïdes à reconsidérer leurs sources d’approvisionnement en matière première pour préparer, conditionner et commercialiser les principaux analgésiques issus du pavot qui sont universellement utilisés dans le monde entier, même si l’Afghanistan n’a jamais constitué l’essentiel de la production de pavot destiné à l’industrie pharmaceutique. La production de morphine et de codéine à usage médical nécessite le traitement industriel de milliers de tonnes de pavot chaque année et des pays comme la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne ou encore la France et l’Australie contribuent à cette industrie finalement pas très lucrative mais qui doit satisfaire à la demande constante des hôpitaux car mis à part la morphine on n’a toujours pas trouvé de traitements réellement efficaces contre certaines douleurs …

Le pavot est donc aussi la source incontournable de la codéine, une molécule largement utilisée comme antitussif et anti-diarrhéique, mais il y a aussi dans le pavot la papavérine, un vasodilatateur puissant et la thébaïne, précurseur pour la synthèse d’autres dérivés opioïdes comme l’hydrocodone ou l’hydromorphone. Bref l’un des soucis des compagnies pharmaceutiques du monde entier est d’assurer ses arrières en termes d’approvisionnement pour extraire et produire tous ces dérivés issus du pavot. Pour des raisons faciles à comprendre quand on contemple la structure de la morphine et de la codéine, la morphine étant en tous points identique à la codéine excepté pour le groupement méthyle fixé  sur un oxygène (CH3) qui est absent dans la molécule de morphine :

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leur synthèse en laboratoire et a fortiori dans une usine n’est pas économiquement viable et n’a d’ailleurs jamais été envisagée sérieusement. C’est pourquoi le rêve des chimistes est de forcer des microorganismes à faire en sorte qu’après des modifications génétiques adéquates ils deviennent capables d’assumer cette nouvelle tache. On a bien fait en sorte que des bactéries synthétisent de l’insuline, pourquoi pas la morphine ?

En fait obliger une bactérie à fabriquer de l’insuline n’est pas très compliqué puisque l’insuline est une vulgaire petite protéine. Un peu de manipulation génétique et le tour est joué car la bactérie dispose de tout l’équipement requis pour une telle tâche. Mais synthétiser une molécule de morphine est une toute autre histoire car la plante, le pavot, a imaginé des activités catalytiques complètement inattendues pour ne pas dire ésotériques aux yeux des biochimistes pour arriver à un résultat aussi inattendu en terme de structure, pour les adeptes de la chimie il s’agit de la famille des benzylisoquinolines, c’est dit ! Tenter de modifier par sélection le pavot pour obtenir de meilleurs rendements est une vue de l’esprit car la voie de biosynthèse est tellement complexe qu’on aboutirait fatalement à l’accumulation d’intermédiaires qui finiraient par bloquer l’ensemble du système de biosynthèse. On est arrivé, par exemple, après des travaux titanesques à réussir à faire fabriquer en quantités négligeables de l’artémisidine par des levures mais le succès commercial reste encore à prouver.

Les enjeux économiques et politiques étant immenses car la morphine est le premier analgésique utilisé et la codéine l’un des produits les plus prescrits dans le monde ont conduit de nombreux laboratoires universitaires à détricoter le schéma de la biosynthèse de cette molécule, d’en identifier tous les gènes, donc les enzymes impliqués, et de tenter d’introduire toute cette information génétique dans le meilleur ami de l’homme, la levure. En effet, la levure dispose de toutes sortes de ressource qui sont absentes dans une bactérie triviale comme Escherichia coli tout juste bonne à produire une protéine qui pourra servir de matière première pour élaborer un vaccin. La synthèse d’une molécule comme la morphine fait de plus appel à une compartimentation intracellulaire or les bactéries sont dénuées de ce type de spécialisation à l’échelle microscopique. En effet, il faut arriver, dans une voie métabolique complexe, à faire en sorte qu’un intermédiaire ne s’accumule pas dans un compartiment cellulaire spécifique et c’est pourquoi la levure, après tout assez proche de nous et aussi des plantes, semblait être le matériel biologique le plus apte à être modifié pour tenter de reproduire ce qui se passe dans le pavot.

C’est ce que poursuit inlassablement depuis plus de dix ans une petite équipe de biologistes du Département de Bioengineering de l’Université de Stanford en Californie dirigée par le Docteur Christina Smolke.

Pour comprendre la suite de cet exposé il est malheureusement nécessaire de faire un petit rappel de la voie de biosynthèse de la morphine et de ses proches cousins dans le pavot et beaucoup de mes lecteurs vont croire que je prends un malin plaisir à les « stupéfier » avec des formules chimiques imbuvables …

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Cette voie de biosynthèse comprend pas moins de 17 étapes et il est difficile d’en calculer le rendement final puisqu’il s’agit d’un processus biologique contrairement à la synthèse chimique que l’on contrôle étape par étape ( voir : http://www.scs.illinois.edu/denmark/presentations/2006/gm-2006-01n31.pdf ). L’idée était au départ d’ignorer les premières étapes de la biosynthèse et d’orienter la levure à produire de la morphine à partir de la thébaïne, l’un des intermédiaires naturels qui représente jusqu’à 2 % des alcaloïdes du pavot, la codéine et la morphine représentant respectivement 4 et 12 % de ces derniers. En effet maîtriser une telle voie de biosynthèse ne peut être atteint que par étapes successives. L’équipe du Docteur Smolke avait déjà mis au point une levure capable de produire avec des rendements satisfaisants la réticuline à partir d’un aminoacide très commun, la tyrosine, puis la thébaïne à partir de cette même réticuline. Restait la dernière et cruciale étape du travail consistant à faire exprimer par la levure, mais pas nécessairement la même souche transformée préalablement, les bons enzymes pour le passage de la thébaïne à la codéine et enfin à la morphine. Or il s’est trouvé que la levure n’est pas un tissu structuré comme une plante qui possède divers types de cellules et localise certaines étapes de synthèse dans un type bien précis de cellules. Les levures ont en quelque sorte privilégié des voies alternatives pour passer de la thébaïne à la codéine alors que la plante optimise la production de l’un ou l’autre des produits finaux.

L’astuce a été d’introduire un nombre adéquat de copies des gènes des divers enzymes du pavot dans la levure afin d’obtenir à peu près cette optimisation et en ajoutant un morceau de protéine à certains enzymes pour qu’ils se localisent spontanément par exemple sur une membrane intra-cellulaire, tout ça naturellement par ingénierie génétique en fabriquant des sortes de protéines hybrides pour les contraindre à, par exemple, se trouver au même endroit et réduire ainsi les risques de transformation spontanée de certains intermédiaires de la biosynthèse qui réduisent le rendement final. L’autre intérêt de cette « haute couture » à l’échelle de l’ADN a été de dévier également le travail imposé à la levure en l’obligeant à produire d’autres opiacés présentant un intérêt thérapeutique encore plus intéressant que ceux de la codéine ou de la morphine. Enfin la dernière action pour infléchir cette synthèse dans le sens souhaité est de forcer l’activité de l’un ou l’autre enzyme en ajoutant dans le milieu de culture l’un des substrats utilisés par l’enzyme, dans ce cas tout simplement du glutamate qui se transforme dans la levure en 2-oxoglutarate et active les étapes de transformation de la thébaïne en néopinone et de la codéine en morphine :

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Figure tirée de l’article de Nature aimablement transmis par le Docteur Christina Smolke. T6ODM : Thébaïne-6-O-demethylase, CODM : codéine-O-demethylase, COR : codeinone reductase, seulement pour les curieux.

Enfin, l’un des intérêt de ces modifications génétiques complexes est d’obtenir des levures qui sont capables de produire de l’hydrocodone qui est un plus puissant antitussif que la codéine avec des effets secondaires hypnotiques, type morphine, amoindris, malgré d’autres effets secondaires comme la mort soudaine d’enfants traités par ce produit, ce qui n’est pas anodin on en conviendra. La technique développée à l’Université de Stanford reste tout de même intéressante car elle permettra également de produire l’hydromorphone à moindre frais, un analogue de la morphine 15 fois plus puissant et atteignant le système nerveux central très rapidement. Cette déviation a été réalisée en introduisant dans les levures les gènes d’enzymes présents dans des bactéries qui se multiplient sur les résidus d’extraction des pavots. Il s’agit donc d’un travail remarquable dans la mesure où dans un avenir peut-être proche il ne sera plus nécessaire de cultiver du pavot pour produire la morphine et la codéine.

Sources : University of Stanford et Nature Chemical Biology, article aimablement communiqué par le Docteur Christina Smolke

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